La notion de mise en espace est aujourd’hui suffisamment floue pour laisser libre cours à toutes les traductions. Quel rapport par exemple entre Lakmé à Rouen en octobre dernier, dont l’intelligence et la complexité du travail de Richard Brunel, intitulé modestement « mise en espace », aurait eu de quoi faire rougir plus d’une mise en scène, et Eugène Onéguine proposé salle Pleyel qui, malgré la mention sur l’affiche du nom d’Anatoly Galaov, ne se distingue en rien d’une simple version de concert (à la courte exception de la scène du duel). La remarque relèverait de l’anecdote – on sait bien que la vocation de la Salle Pleyel est symphonique avant tout – si elle ne dévoilait le premier absent de la soirée : le théâtre. Et si elle n’amenait une première question : Eugène Onéguine, ouvrage d’un lyrisme délicat, peut-il se satisfaire d’une exécution concertante ? C’est en effet le manque de substance dramatique qui laisse un goût d’inachevé à la soirée. C’est le défaut de narration qui donne à la plupart des scènes, dont le fameux air de la lettre, l’apparence de pièces de concert et qui fait de l’opéra de Tchaïkovski une simple succession de numéros, certains étonnamment brillants par ailleurs. Les chants et danses des paysans, en premier lieu, qui portés par la réunion des Chœurs du Capitole de Toulouse et du Coro Easo, nous projettent dans une cathédrale orthodoxe bien plus que dans le jardin des Larina. Polyphonie aiguisée, emphase, cohésion, volume : le résultat, magnifique, galvanise mais est-il conforme à l’inspiration populaire de la partition ?
La même plénitude sonore gonfle plus d’une fois les voiles de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse. A sa tête, Tugan Sokhiev arrive précédé d’une réputation flatteuse1. La cohésion de l’ensemble, la virtuosité de sa direction expliquent les éloges qui l’accompagnent. Sa gestuelle constitue un spectacle à elle seule : large, variée, imagée, toujours lisible, même si à trop vouloir démontrer, il peut lui arriver de trébucher. La polonaise du III, attaquée à toute vitesse, privée de sa démarche altière, désarticulée, et huée à la fin par un spectateur révolté, fait contresens. Mais ce qui dérange le plus en fait, c’est le contraste entre la vision du chef d’orchestre, superbe, orgueilleuse presque, et la dimension vocale de ses interprètes, beaucoup plus modeste, bien que tout à fait concevable dans un autre environnement (on se souvient que l’œuvre fut créée par les élèves du conservatoire de Moscou).
C’est vrai pour Garry Magee, baryton clairet qui, s’il fait montre d’un cynisme de bon aloi, proche de la désinvolture, ne possède ni l’étoffe, ni la carrure de l’Onéguine que l’on attendrait dans un tel contexte. C’est vrai aussi pour Gelena Gaskarova, plus idoine en Tatiana, mais dont l’attitude réservée et la voix encore verte ne s’intègrent pas totalement au décor dessiné par l’orchestre. Il n’est pas question de volume, la projection au contraire est remarquable, d’autant plus saisissante que la silhouette, fine, ne laisse pas présager une telle puissance. Il est davantage question de relief et de couleurs, la palette d’expression se raréfiant au fur et à mesure que la voix grimpe dans l’aigu. La même absence de couleurs caractérise le Lenski de Daniil Shtoda dont le sens de la nuance ne rachète pas le manque d’ampleur. En Monsieur Triquet, François Piolino, désorienté lui aussi, ne retrouve pas le chic qui, à Lille, faisait le prix de ses couplets. Seuls finalement l’Olga gourmande d’Anna Kiknadze et Mikhaïl Kolelishvili dans le rôle du prince Gremine ne détonnent pas. Sans oublier, Makvala Kasrashvili en Larina, gloire du Bolchoï qui n’en impose plus désormais que par la présence et Elena Sommer, Filipievna d’une jeunesse inhabituelle mais irréprochable. Placées l’une à côté de l’autre, les deux chanteuses, la seconde blonde, grande, et longiligne à l’exact opposé de la première, forment un couple atypique qui achève de dérouter.
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1 Lire le compte-rendu de Maurice Salles sur ce même Eugène Onéguine à Toulouse