Seconde représentation de cette nouvelle production, avec la même distribution que lors de la première. À Leipzig c’était un canapé, à Hambourg c’est un lit double qui occupe le centre de la scène pendant trois actes et un tableau. Le principe, en ce qui concerne cette pièce de mobilier, est donc sensiblement le même : c’est là que se déroulera l’essentiel de l’action, que se feront les rencontres et les confrontations les plus vives. D’ailleurs cela commence dès le prologue, puisque sous des draps qui s’agitent, on découvre Radamès et Aïda enlacés. Pas d’Égypte non plus dans cette production, d’une élégance raffinée faisant plus penser à un musée d’art contemporain qu’à un décor d’opéra : rideau de scène genre Vasarely, murs blancs rayés horizontalement qui se déplacent au gré de l’action, ce qui permet d’enchaîner quasiment tous les tableaux sans interruption. Ces murs sont tout parsemés de fourmis qui passent du noir au gris ou au blanc ; pourquoi des fourmis ? Encore, des scarabées, on aurait compris, mais là, difficile de trouver une explication. Des diagrammes et autres formes géométriques sont parfois projetés sur des éléments du décor. Nous sommes à une époque indéterminée, qui mêle plusieurs styles mais fait penser surtout aux années 60-70.
Il nous faut conter l’histoire qui nous est présentée, car une fois de plus elle est transposée et dérive sensiblement de celle conçue à l’origine par l’égyptologue Mariette (à noter que l’opéra de Hambourg est l’un des rares dans le monde à ne pas indiquer dans le programme la paternité de celui-ci concernant le scénario). Fin du prologue, Radamès remet son pantalon, Aïda une robe blanche par-dessus son déshabillé rouge ; Aïda, c’est Supervixens (eh, fait deux voyages ! comme le criait un titi marseillais au ténor qui n’arrivait pas à prendre dans ses bras la soprano). Ramfis entre, habillé en évêque, la poitrine bardée de décorations, puis ressort. Radamès chante son air à Aïda, les mains dans ses mains. Amnéris entre en robe collante grise, coiffure garçonne un peu longue, un verre à la main : on avait déjà vu des Amnéris aimant bien picoler, mais là, elle est carrément alcoolique, elle n’arrête pas de boire pendant toute la représentation… Elle s’avance à genoux sur le lit en remontant sa robe le plus possible, aide Radamès à remettre sa cravate et son uniforme militaire, puis fait semblant de s’effondrer sur le lit ; quand Radamès se précipite pour la secourir, elle s’empare de lui et l’embrasse goulument sur la bouche ; Aïda, qui rentre à ce moment, les surprend et en est toute gênée. Elle s’assied sur le lit à côté d’Amnéris, face au public.
Le roi et toute la cour emplissent l’antichambre, côté jardin. Amnéris sert du champagne à son père et alentour. Le messager est inféodé au clergé, qui l’oblige à lire le texte préparé ; et comme il faut que cela paraisse bien une mauvaise nouvelle, on le tabasse en remerciement ! Au Ritorna vincitor, tous lèvent leur verre et les bouteilles. Pendant ce temps, Aïda refait le lit, mais force est de constater qu’elle a plus de compétences comme cantatrice que comme femme de chambre ; puis, tout en chantant son air, elle retire sa blouse, et apparaît en robe bleue de princesse à la Walt Disney, avec plissés vénitiens. On se retrouve dans le temple, le lit est toujours au milieu de la scène, Aïda s’y est écroulée après son air. Les prêtresses sont échappées du Crazy Horse Saloon des années 60 : elles ont les cheveux rouge, blanc, jaune ou vert et sont déshabillées en collant noir transparent et cache-sexe ; elles dansent avec une tête de mort dans le dos, caressent Radamès en le déshabillant partiellement. Amnéris entre, toujours un verre à la main ; au fond, les soldats se préparent ; Ramfis remet un fusil à Radamès, devant toute la cour avec ses rangées de prêtres catholiques. Des femmes tout en noir, portant un chador noir, apportent des armes aux soldats. Amnéris est maintenant complètement saoule : son père l’entraîne à l’écart pour l’engueuler vertement.
Dans les appartements d’Amnéris, les filles mettent des robes de lamé qu’elles sortent de grandes boîtes blanches, puis s’en vont les unes après les autres ; Amnéris est allongée et Aïda lui peint les ongles des pieds. Pour une fois, elle lâche le verre qu’elle tenait pour se le caler bien dans l’entrejambe en se remuant dessus. Aïda sort précipitamment pour laisser à Amnéris le temps de dire « Silenzio, Aida s’avanza », ce qui tombe à plat puisqu’elle paraît revenir sur scène sans raison particulière. La confrontation des deux femmes va se faire sur le lit et autour ; Aïda joue vraiment au premier degré quand elle apprend successivement la mort et la survie de Radamès ; et, quand elle se permet d’élever la voix sur Amnéris, celle-ci lui envoie le contenu de son verre à travers la figure, verre qu’elle remplit bien sûr aussitôt à nouveau avant de sortir.
Le triomphe de Radamès est une espèce de réception-partouze-repos-du-guerrier, où des femmes super chic et guindées (genre poupées Barbie) se roulent à terre avec leur homme rentré de la guerre, tandis que des femmes voilées de noir sont venues attendre sans espoir le retour des combattants malheureux. Au fond passent les soldats blessés et estropiés. Le champagne coule à flot ; Aïda, à genoux sur le lit, se coupe les cheveux en signe de deuil ; il y en a plein le lit. Amnéris, en petit tailleur qui la boudine plutôt, décore Radamès en lui accrochant une brochette de médailles ! Des prisonniers les yeux bandés entrent : débandade chez les invitées (ils sont d’un sâââle, ma chèèère !) qui passent tous, l’air dégoûté, de cour à jardin. Amonasro, en battle-dress, a d’horribles blessures (bravo la maquilleuse) à la tête et au genou droit. Ramfis a troqué le mauve d’évêque pour la pourpre cardinalice (les promotions vont vite en temps de guerre !). Quand Radamès demande la liberté pour les prisonniers, quel regard de reconnaissance d’Aïda, quel regard de surprise désapprobatrice d’Amnéris ; mais, quand le roi donne sa main à Radamès, elle se précipite quand même pour l’embrasser à nouveau à pleine bouche ; expression horrifiée d’Aïda qui, telle la grande vedette du cinéma muet Theda Bara, se voile la face d’une main tremblante. Tout ça, c’est du premier degré primaire.
A l’« acte du Nil », Aïda (maintenant les cheveux courts hirsutes) habille Amnéris, toujours un verre à la main, d’une robe de mariée. De plus en plus éméchée, Amnéris joue avec son voile et en coiffe Aïda pendant que celle-ci s’évertue à coudre l’ourlet du bas de la robe ; « Sì: pregherò » chante-t-elle à Ramfis en se dandinant de manière lascive sous le regard désapprobateur d’Aïda qui roule des yeux effarés et joue de plus en plus la « mama » de « m’âme Scarlett ». Elle chante l’air du Nil en déchirant avec application le voile de mariée d’Amnéris. Amonasro apparaît en bleu de travail, avec une boîte à pharmacie : Aïda refait le pansement de sa tête. Apporte-t-elle trop peu d’enthousiasme aux injonctions de son père ? Paf, un bon coup de béquille dans les jambes, et elle se retrouve par terre. Dans ces conditions, le « Dei faraoni tu sei la sciava » arrive vraiment comme un cheveu sur la soupe. Radamès entre avec un fusil ; Amonasro, la tête enserrée de pansements, surveille la scène telle la momie de service. A la fin de l’acte, Amonasro court encore assez vite, même avec une béquille ; les soldats, ne pouvant le rattraper, le tirent comme un lapin, et ensuite emmènent sa dépouille.
Au dernier acte, pour essayer de récupérer Radamès, Amnéris revient avec son arme favorite, une bouteille de champagne et deux flûtes. Comme Radamès refuse de trinquer avec elle, elle boira les deux, avant d’en jeter une rageusement par terre. A la fin de la scène, elle lui envoie le contenu de sa flûte à la figure, avant de dégrafer sa robe et de s’affaler sur le lit. Un mur referme la scène, les juges (ecclésiastiques et militaires) passent au fond. Elle reste seule à genoux sur son lit avec sa bouteille de champagne et un gros coussin qu’elle pétrit. Puis, quand elle comprend enfin que la cérémonie n’aura pas lieu, elle déchiquette son bouquet de mariée, quitte sa robe de mariée et revient en petite robe toute simple et avec une bouteille d’alcool. Un jeu de fausse perspective donne un effet saisissant au décor qui semble se prolonger à l’infini, tandis que les fourmis envahissent de plus en plus les murs. Cette longue perspective pleine de fourmis, d’où le lit a enfin été retiré (on se demande pourquoi, ça aurait été plus confortable pour les deux condamnés…), sert de décor à la scène finale. Radamès hurle de plus en plus, Aïda danse en faisant des mines, tout enveloppée de voiles noirs. Elle boit du poison, lui aussi, pour abréger leur longue agonie, et pour épargner nos oreilles. Dans le même temps, Amnéris entre à quatre pattes dans le caveau (rires dans la salle), dans l’espoir d’un ménage à trois qui semble inspirer bien des metteurs en scène.
On l’aura compris, la mise en scène de Guy Joosten n’est guère novatrice, elle est pleine de poncifs et d’effets attendus, et démarque en grande partie le principe central de celle de Leipzig, beaucoup plus inventive, mais sans en avoir les qualités de direction d’acteurs. De plus, elle est plombée par une distribution hyper traditionnelle de grosses voix chantant uniformément forte, ce qui est plutôt dérangeant pour une œuvre de ce type.
Latonia Moore chante Aïda d’une manière très appuyée, souvent au détriment de la justesse, et trop ouvert : sa voix est en danger ; dans les appartements d’Amnéris, à force de crier, elle en arrive à chanter les notes aiguës trop haut. A la fin du triomphe de Radamès, elle chante dans le style Porgy and Bess, et sa seule parade pour qu’on l’entende bien est de crier de plus en plus fort, et surtout de tenir les notes plus longtemps que tout le monde. Pur produit de l’école de chant américaine, l’interprétation qu’elle propose est globalement inintéressante, et à ce rythme, sur une technique peu assurée, la voix ne tiendra pas longtemps. Elle chante l’’air du Nil, qui bien sûr ne lui pose aucun problème de tessiture, d’une manière traînée, avec de constantes liaisons et ports de voix : il est salué de quelques ouh. Son duo avec son père est l’exemple du grand opéra traditionnel dans toute sa splendeur, gueulé à fond, sur le principe « c’est moi qui chante le plus fort ». Le duo avec Radamès est encore plus éprouvant en termes de décibels, malgré quelques notes joliment allégées ; or s’il y a bien quelques moments d’intimité dans l’œuvre, qu’il faut rendre sans crier, ce sont bien ceux-là. De son côté, Laura Brioli a une vois assez métallique et souvent nasale, peu agréable. Son Amnéris est scéniquement plausible, mais vocalement plus sujette à caution ; ainsi, dans la scène de ses appartements, la première reprise de la fameuse phrase (« Vieni, amor mio, mi inebbria… Fammi beato il cor! ») est-elle à peine juste. Dans le duo avec Aïda, les problèmes de justesse se multiplient, les notes sont très approximatives. Dans la scène du procès, elle saute les notes avec aisance, et en invente d’autres à la place.
Franco Farina est un habitué du rôle de Radamès. Il chante l’air d’entrée entièrement forte et, dès la fin du premier acte, crie de plus en plus, ça se gâte ; d’ailleurs, à la fin de la scène du triomphe, il a du mal à suivre. Plus grave, il imprime à l’ensemble de la représentation une coloration uniformément fortissimo, obligeant ses partenaires à chanter toujours forte : par exemple, dans son dernier duo avec Amnéris, celle-ci est contrainte de chanter constamment à pleine voix, sans aucune demi-teinte. Et quand, à la fin de l’opéra, il essaie d’alléger assez joliment en voix mixte, c’est souvent faux, et aussitôt il repart à gueuler. C’est une voix – tant qu’elle tiendra – pour les grands espaces de plein air, pas pour des salles fermées, encore moins pour un opéra intimiste. Andrzej Dobber chante un Amonasro un poil vulgaire ; les sons sont tirés à l’extrême, et son 3e acte est assez brut et pas très musical, vocalement inintéressant. Diogenes Randes est un Ramfis de qualité, et Wilhelm Schwinghammer un excellent roi. Dovlet Nurgeldiyev (le messager) et Maria Markina (une prêtresse) sont également très bien.
La direction d’orchestre de Carlo Montanaro est plutôt bonne au niveau de la clarté des pupitres ; mais elle est souvent trop lente, obligeant les chanteurs à étirer les sons. Et elle impose des changements de tempi trop brutaux et soudains, entraînant des problèmes comme dans la scène du triomphe, soupe sonore où les chœurs (qui ont par ailleurs de belles sonorités) détonnent et sont plus lents que l’orchestre qui, soudain, a pris un tempo d’enfer : c’est irrécupérable (mouvements divers dans la salle) : un tel cafouillage est inadmissible dans un opéra de cette notoriété, et Rolf Liebermann doit se retourner dans sa tombe. Heureusement que les trompettes arrivent pour remettre bon ordre à tout cela…
Le public qui, globalement, ne connaît visiblement pas bien l’œuvre (plusieurs applaudissements à des endroits inadéquats, comme à Vérone), est subjugué par le chef qui, très content de lui, fait le clown aux saluts, et entraîne la salle à sur-applaudir la troupe. Le tout se termine par une standing ovation absolument injustifiée, pour saluer cette distribution de second ordre : il faudrait vraiment arrêter cette mode entretenue par quelques opéras allemands de privilégier la puissance sonore à la qualité des voix et à leur musicalité : on aimerait revoir cette production avec une distribution plus homogène. Au total, un spectacle beau visuellement, qui se laisse regarder avec intérêt, mais dont la mise en scène et la direction d’acteurs restent appuyées et primaires, et dont le plateau est trop faible, musicalement parlant, pour une salle de cette importance.