Le hasard fait parfois bien les choses : ce 3 novembre, jour anniversaire de la naissance de Bellini, l’opéra de Marseille propose en version de concert son quatrième opéra, La Straniera. Accueillie à la création avec autant de faveur qu’Il Pirata, l’œuvre a sombré plus vite dans l’oubli et aujourd’hui encore sa fréquence sur les scènes est insignifiante si on la rapporte à Norma ou à La Sonnambula. C’est sans doute cette rareté qui avait attiré la foule des amateurs de bel canto, ainsi qu’une distribution prometteuse, plus que la qualité d’un livret d’un romanesque qui confine à l’extravagance. Le rôle-titre requiert un maintien noble – le personnage est une reine incognito en stand-by – la douceur tendre apanage des victimes, l’ardeur amoureuse mais combattue parce qu’impossible, et une agilité vocale propre à exprimer la hauteur du rang et la force douloureuse des sentiments. Vedette de l’enregistrement consacré à l’œuvre par un label spécialisé dans les titres rares, Patrizia Ciofi maîtrise le personnage dans ses moindres nuances, avec l’intelligence d’interprète qui a fait sa réputation. Visiblement reposée, dans un état de fraîcheur vocale remarquable, elle enchaîne piani éthérés, volées acrobatiques et suraigus de bonne facture avec l’élégance qui s’impose. Toutefois la cabalette finale, digne de celle de Bolena, où l’éternelle victime se rebiffe enfin, manque de la force qui rendrait mordante l’apostrophe blasphématoire. Patrizia Ciofi trouve en Ludovic Tézier, interprète du personnage de Valdeburgo, nom d’emprunt de Leopoldo, le frère de la reine, un partenaire à sa mesure. Alliant prestance et autorité, sensibilité et bienveillance, ce personnage annonce des barytons verdiens. Le bronze du timbre et la gestion du souffle donnent à la ligne une fermeté et une tenue qui laissent béat d’admiration. L’autre malheureuse – sale temps pour les femmes dans cet opéra ! – est Isoletta, la jeune fille délaissée et finalement abandonnée au pied de l’autel. A peine présente au premier acte, dans la version revue, elle passe après l’entracte de l’inquiétude à l’espérance, puis à une amère lucidité sans se départir d’une touchante sincérité. Ces fluctuations sentimentales et leurs soubresauts émotifs, Bellini les exprime par des élans vocaux où la virtuosité doit combiner grands écarts, souplesse et rapidité. Karine Deshayes en fait son miel, dans un déploiement de couleurs superbement projeté et qui semble couler de source. C’est du côté de l’amoureux transi que le bât blesse. Le ténor Jean-Pierre Furlan a étudié la trompette avant de se consacrer au chant ; il semble en avoir gardé le goût des sonorités éclatantes. Ses aigus, aujourd’hui comme hier, sont claironnés. Comme on dit familièrement, il assure, mais cela suffit-il ? Auprès de partenaires qui démontrent à l’envi leur aptitude à nuancer ce chant paraît singulièrement fruste. Dans le double rôle du père d’Isoletta et du Prieur Nicolas Courjal est remarquable de présence et de netteté vocale, sans la moindre outrance. Gratifié – si l’on peut dire – du mauvais rôle d’Osburgo, Marc Larcher enfin ne démérite pas mais la voix sonne par instants bien nasale.
Les forces permanentes de la maison, comme à chaque fois qu’elles sont exposées à nu aux yeux et aux oreilles du public, donnent le meilleur d’elles-mêmes. La prestation des chœurs notablement renforcés mérite de vifs éloges, même si certains effets prescrits d’approche ou d’éloignement n’ont pas été réussis entièrement. A l’orchestre, les vents et les cuivres se distinguent, les premiers dans le cantabile, les seconds dans l’expressivité éclatante mais non tonitruante, et tous dans la justesse des couleurs. L’ensemble de l’exécution donne du reste une impression de soigné, voire de léché, à laquelle l’enregistrement par France Musique n’est probablement pas étranger et qui semble indiquer une préparation musicale des plus sérieuses. Pourquoi alors éprouvons-nous une réticence qui nous empêche de nous abandonner à l’ivresse que les prouesses vocales et leurs reprises dispensent ? Il nous semble que la raison est à chercher du côté des options de Paolo Arrivabeni, le chef d’orchestre. D’abord il étire certains tempi, dans la tradition interprétative qui privilégie l’hédonisme vocal, ensuite il observe des micro-pauses dont on comprend l’intérêt pratique, puisqu’elles offrent aux exécutants de brefs répits quand un rythme plus soutenu pourrait les déstabiliser. Mais le flux musical qui exprime l’interaction passionnelle entre les personnages se transforme alors en une succession de cellules musicales si bien que la flamme vitale, dont Bellini voulait que l’œuvre soit parcourue, est maintenue sous le boisseau. Cela n’enlève rien au plaisir que l’on peut éprouver à reconnaître telle citation de La Donna del Lago ou telle idée musicale qui annonce Norma ou La Sonnambula, mais ces tempi exposent parfois crûment la pauvreté harmonique de l’orchestration dont parle Berlioz, et n’animent l’œuvre que d’une vie anémiée en termes d’énergie puisque celle-ci est alanguie ou sans cesse fractionnée. L’œuvre devient – ou reste – une succession de numéros, globalement très bien exécutés. N‘aurait-il pas été possible d’allier beauté du son et élan dramatique ? A l’heure triomphale des saluts, il nous vient en mémoire un autre Bellini. Sur la même scène, en octobre 2006, June Anderson était l’étoile d’une Norma à l’impact dramatique intact… Mais alors il s’agissait d’une mise en espace. Serait-ce la bonne solution ?