Qu’il soit dit d’emblée que l’on aime l’Opéra de Lausanne. C’est une maison qui parvient toujours à proposer des productions de qualité, tant scéniquement que musicalement, et ce, qu’il s’agisse d’œuvres du répertoire ou d’opéras plus rares. On ne pouvait donc que se réjouir de cette production de La flûte enchantée, curieux de découvrir, après un Otello étonnant, ce que l’on peut faire d’un tel classique.
Or, dès l’ouverture, on s’inquiète de la direction passablement fade de Theodor Guschlbauer. Ni particulièrement contrastée, ni voluptueuse, elle ne parvient à tirer de l’orchestre de chambre de Lausanne qu’un son sec, une suite d’accords très propres. Jamais, au cours de la représentation, ne viendra de la fosse une véritable saveur, et ce n’est qu’à la qualité intrinsèque de la partition que l’on devra nos moments d’émotion. Ce n’est pas mauvais, mais c’est le service minimal ; à force d’enregistrer Mozart avec Christian Zacharias, on prend, semble-t-il, de bien mauvaises habitudes. Le plateau vocal pose au moins autant de problèmes. Donat Havar est un Tamino inconsistant. la voix n’a pas grand intérêt, elle ne passe pas très bien la fosse, les voyelles sont largement modifiées, la musicalité est absente, et on le retrouve plusieurs fois en difficulté, obligé de casser sa phrase. Il parvient même à péjorer plutôt qu’à magnifier les ensembles. De même, Ana Durlovski est une bien étrange Reine de la nuit, au médium engorgé. Les suraigus sont bel et bien là, mais d’une si étrange manière que l’on peine à apprécier ses deux grands airs. Si la voix de Runi Brattaberg (Sarastro) semble assez riche, on n’y trouve pas la chaleur, la rondeur que l’on attend du personnage, et son « In dieser heilige Halle » passe inaperçu. Il y a heureusement de bonnes surprises: ainsi, Julie Martin du Theil campe une Papagenaagréable, et les trois enfants (Maël Graa, Jonas Morin et Martin Eigidi, de la maîtrise du conservatoire de Lausanne) nous offrent une très belle performance. Lenneke Ruiten incarne une Pamina touchante, un peu légère, kitsch peut-être, mais tout à fait émouvante. Finalement, c’est Benoît Capt qui domine le plateau. Il enchante par un timbre chaleureux et rond, une ligne sans faille, une maîtrise parfaite de tous les ingrédients qui concourent à créer un Papageno d’une grande justesse, tant scénique que musicale. Enfin, une mention tout à fait spéciale aux trois dames (Yu Ree Jang, Antoinette Dennefeld et Cecile van de Sant). Après l’entrée blafarde de Tamino, elles auront déployé une maîtrise, une musicalité, une implication tout à fait remarquables, à même d’enchanter leur premier trio, déjà délicieux en soi, mais qui a semblé soudain prendre un relief divin: de l’art, véritablement. Une telle qualité mérite mille fois d’être signalée.
Reste la mise en scène, grand point positif de cette production. C’est l’incendie de la bibliothèque Anna-Maria de Weimar en 2004, lieu emblématique de Goethe (Sarastro sera d’ailleurs présenté comme Goethe dans le triomphe final), qui a inspiré Pet Halmen quant à sa scénographie, tandis qu’il travaillait sur ce projet. La destruction de ce haut lieu l’a conduit à renforcer le dualisme inhérent à l’œuvre : bibliothèque calcinée et bibliothèque entière, nuit et jour, action et méditation. La vision est souvent d’un esthétisme magnifique. Le premier contact avec la bibliothèque calcinée est un moment fort, hallucinatoire, et si son pendant intact fait un peu plus carton-pâte, il n’en permet pas moins un effet de profondeur saisissant, ménageant des entrées proches et lointaines qui offrent un beau naturel. On croit à cette bibliothèque, on en capte la paix et le rayonnement. Dualisme aussi, parce que tout ce qui appartient au méditatif, à la réflexion, est chanté ou joué en avant-scène, devant un rideau soit d’un bleu mystique, soit d’un blanc orné des symboles franc-maçonniques, tandis que l’action se déroule in situ… Quelques ratages toutefois, difficiles à comprendre : cet initié qui se présente toujours au mauvais moment, le « Wie stark ist nicht dein Zaubertone », où les animaux dansants sont représentés par trois posters qui forment ensemble un tigre, et des lions-serviteurs assez laids. Mais au-delà de ces considérations, cette mise en scène semble sous-entendre quelque chose d’un peu plus dérangeant: une lecture très politisée, où le bon Sarastro n’est pas si bon que cela. On le voit remettre à l’ordre tout ce qui gêne, on le croirait presque dictateur, idée confirmée par la Reine de la nuit, agenouillée, soumise lors du final. Une approche à méditer, qui fait naître une angoisse diffuse, un peu – en moins abouti – comme lorsque Claus Guth à Salzburg nous offrait une Suzanna amoureuse du Comte.
Un tel décalage entre qualité musicale et mise en scène nous donne envie de parler de gâchis. C’est une très belle Zauberflöte qui aurait pu et dû existerce soir-là à Lausanne ; elle fut passable, à défaut d’être enchanteresse. Un plateau vocal inégal et une direction fade auront suffit à ternir un spectacle dont on attendait beaucoup.