Pour présenter la nouvelle et ambitieuse œuvre de Thierry Escaich, Tombeau pour Aliénor, commande du Festival et de l’ensemble Amarillis, Patricia Petibon et Héloïse Gaillard ont choisi de l’associer à deux autres figures de reines : la Reine Mary (à travers Purcell), et Agrippine (que Haendel illustre dans son opera seria et une ample cantate). Aliénor d’Aquitaine, dont le gisant repose à l’abbaye de Fontrevaud – où l’œuvre fut créée il y a peu – a inspiré à Olivier Py sept poèmes, en alexandrins, de 14 vers chacun (à l’exception des deux derniers). Chacun d’eux sera l’occasion pour le compositeur de multiples séquences, contrastées, dont l’instrumentation raffinée tire des textures inouïes d’un ensemble instrumental réduit à sept musiciens : Amarillis, auquel s’est joint un percussionniste virtuose. Quant à la voix de ce monodrame, souveraine, le plus souvent présente, elle prend toutes les formes imaginables, faisant appel aux techniques les plus variées, du chuchotement, du cri, du récit recto-tono, du sprechgesang, du recitativo cantando, du souffle au chant paroxystique.
Si Thierry Escaich conclut l’œuvre (VII. Chaconne et Azur) en empruntant à Purcell, l’osmose vaut en sens inverse : tout le programme, musicalement et visuellement, porte l’empreinte de cette pièce centrale. Ainsi les percussions extra-européennes, exotiques, s’immiscent-elles dans la musique de Purcell, au risque de froisser les puristes. Les improvisations d’Héloïse Gaillard, dont on connaît les extraordinaires talents de flûtiste et de hautboïste, sont admirables, mais interrogent aussi (1). Le jeu de Patricia Petibon en dialogue avec le percussionniste, qui intensifie ses frappes en élevant son instrument, nous prépare au spectaculaire de la pièce centrale.
« Dans le silence, entendez-vous ma voix de marbre ? », chanté à découvert par Patricia Petibon, fascine avant que les instruments s’insèrent dans son propos. Olivier Py la ramène à la vie, elle nous confie ses désirs, ses rêves, ses sensations, ses douleurs (Stabat mater), sa force et sa fragilité. Les déplacements, la chorégraphie, la gestique participent pleinement à l’émotion de cette production spectaculaire. Patricia Petibon est fidèle à elle-même, totalement investie, émouvante, fantasque, légère et âpre, furie, victime, visionnaire. A l’égal de son chant, son engagement physique, ses déambulations hallucinées nous vont droit au cœur. Peut-on rester insensible à cette incarnation ?
La proposition est fascinante, courageuse sinon toujours convaincante. Ainsi, l’ampleur du texte interdit-elle d’en apprécier toute la richesse à la première écoute : le sujet, les références, les propositions, l’incarnation fabuleuse d’Aliénor nous laissent pantelants. A la différence de Fontrevaud, où chaque auditeur avait présent à l’esprit l’image du gisant et son attitude, ceux d’Ambronay qui ne le connaissaient pas, ou l’avaient oublié, perdaient une des clés de compréhension (2). Quoi qu’il en soit, une union, une fusion du verbe et de la musique pour un spectacle d’où l’on sort abasourdi.
Malgré ses éminentes qualités, la seconde partie, dominée par les récitatifs, arias et pièces instrumentales de Haendel, relève du concert traditionnel, à quelques détails près. On connait la familiarité des interprètes avec ce répertoire où ils excellent. Mais les ondes de choc laissées par la cantate de Thierry Escaich sont encore trop fortes pour en apprécier toutes les valeurs. Il faudrait réécouter Agrippine (la cantate) dans un contexte renouvelé.
(1) Ainsi, le solo de flûte qui amorce le récital. Virtuose à souhait, digne des pièces de Van Eyck, dérange nos habitudes. (2) Dans le même ordre d'idées, quelques changements d'éclairages en relation avec le texte et ses climats musicaux auraient facilité l'immersion de chacun.