Il y a cinq ans, Ambronay et les mêmes interprètes nous révélaient la Sémiramis de Destouches. C’est le tour de ce Télémaque et Calypso (1). Si Ulysse et Pénélope figurent parmi les personnages connus sur la scène lyrique, on a quelque peu oublié Télémaque, que Campra plaça au cœur de son opéra-pastiche de 1704. Fénelon l’avait peint intrépide, généreux, aussi orgueilleux que naïf. On se souvient que, témoin des méfaits des prétendants, sous l’inspiration d’Athéna, guidé par Mentor, il avait pris la résolution virile de partir à la recherche de son père, retenu captif de la nymphe Calypso. Après que Destouches réalise sa tragédie lyrique avec l’abbé Pellegrin, on compte plus d’une dizaine d’opéras, le plus souvent italiens, d’après Capecce, jusqu’au tournant du XIXe siècle. L’ouvrage, sur un livret remarquable (2), comporte, selon les règles du temps, un prologue où Minerve, Apollon, l’Amour et leurs suites, chantent la gloire du roi et préparent l’action.
D’une distribution relativement inégale, retenons déjà les trois principaux personnages. Isabelle Druet nous vaut une admirable Calypso. La voix, les moyens dramatiques, l’engagement sont au rendez-vous et chacune de ses apparitions est un moment fort. Dès son entrée (« Dieu des mers, terrible Neptune ») elle impose cette figure forte, passionnée, reine humaine qui tutoie les dieux. « Le dépit, la haine et la rage » (III) l’autorité de « Tout l’enfer m’obéit », tout est là, auquel nul ne peut rester insensible. C’est évidemment au dernier acte qu’elle déploie tous ses moyens, servie par une écriture musicale et dramatique exceptionnelle de force et de justesse (« Tout fuit, injustes dieux…Quels sifflements affreux… »). Le souci d’une expression intelligible, les couleurs, les inflexions dramatiques, la projection d’une grande tragédienne emportent l’adhésion. Télémaque est jeune, tant le héros que son interprète, et c’est heureux. Antonin Rondepierre, haute contre à la française, nous vaut un chant de qualité, soigné, sonore, auquel ne manque qu’un je ne sais quoi d’héroïsme. Emmanuelle de Negri, Eucharis (Antiope), égale dans tous les registres comme dans les expressions, avec un constant souci du texte et des couleurs séduisantes, s’y montre au mieux de sa forme. Son dialogue passionné avec Télémaque au début du II est un sommet d’émotion. Mais c’est encore aux derniers actes qu’elle nous touche le plus. Sa plainte qui ouvre le IV est poignante, comme son duo avec Télémaque.
Hasnaa Bennani © DR
Hasnaa Bennani, dès son Amour au prologue, s’impose par son émission ronde, son souci expressif et sa longueur de souffle. Dans ses emplois suivants (Cléone, Prêtresse de Neptune, une nymphe, matelote), elle se montre exemplaire. Pour modestes que soient ses interventions, l’Adraste de David Witczak mérite d’être signalé. Le trio « Dieux vengeurs », avec Eucharis et Calypso, était prometteur. L’air qui ouvre le III (« Tout répond sur ces bords à ma douleur profonde »), véhément, dont la seconde partie – vivement – traduit le désespoir, est servi avec art et conviction. La voix est puissante, bien timbrée. Son duo avec Calypso, « Le dépit, la haine, la rage » (III), est particulièrement réussi. Marine Lafdal-Franc, Minerve, puis la Grande prêtresse de l’Amour, à l’émission charnue, s’accorde bien aux premiers rôles. Arcas, un des Arts, un Plaisir, est confié à David Tricou, que l’on regrette de n’entendre pas davantage. Le Grand-prêtre de Neptune, campé par Colin Isoir manque encore quelque peu d’autorité, de maturité. L’Apollon d’Adrien Fournaison paraît en retrait, mais son Idas est plus solide, malgré une prononciation pâteuse. La direction de Sylvain Sartre, engagée, mais toujours symétrique, vaut par l’élan qu’elle communique à chacun. Toujours ça avance, avec souplesse et rebond, et un soin particulier porté aux rythmes comme à la métrique. Le travail est appliqué, avec les reprises renouvelées des airs et danses. Mais l’expression pèche par une certaine uniformité (2). La palette des nuances se résume le plus souvent aux changements d’effectifs.
Les nombreuses pièces instrumentales (ouverture, sarabandes, symphonies, airs, menuets, marches, gavottes etc.) sont illustrées avec brio : leurs phrasés, leurs rythmiques invitent réellement à la danse. La monumentale chaconne, où tous les moyens sont mobilisés, à la fin du III, qui soutient la comparaison avec les plus belles de Lully, y compris celle de Phaëton, suffirait à elle seule à justifier l’écoute de l’ouvrage.
Renouvelés et nombreux, d’écriture homophone ou en imitations, les chœurs sont l’occasion pour Destouches de démontrer sa maîtrise. Mon placement et la réverbération de la nef en amoindrissent la portée. L’intelligibilité est ponctuelle, voire exceptionnelle (malgré une prosodie exemplaire), seuls les dessus tirent leur épingle du jeu, les autres pupitres semblant moins engagés, et l’orchestre trop sonore. L’enregistrement, n’en doutons pas, rétablira les équilibres attendus.
Nul doute que la plupart des réserves – mineures – liées à cette première auront disparu à Versailles, qui accueillera ce Télémaque le 19 juin 2024 (coproduction du C.M.B.V.).
(1) On peut s’étonner que, pour la circonstance, l’ouvrage intitulé simplement « Télémaque » soit rebaptisé. A la lecture du livret, et davantage encore, à l’écoute, il est légitime d’associer la figure de la nymphe à celle du héros, tant l’action lui réserve le premier rôle. (2) L’abbé (Pellegrin), plus que tout, aimait Thésée (me souffle un esprit satirique). (3) Ainsi, entre les délicieux airs avec flûtes, les airs joyeux et les passages violents, tourmentés, le contraste nous paraît-il insuffisamment accusé. A propos de flûtes, pourquoi n’avoir recours qu’à des traversières, alors que la partition distingue clairement « flûtes » de « flûte allemande » ? La richesse de la palette sonore y aurait gagné.