Destouches est un compositeur aussi extraordinaire que rarement joué, et si nous avions été déçus tant par l’œuvre que l’interprétation de sa Sémiramis il y a quatre ans, nous sommes conquis par ce Télémaque et Calypso. Créé deux ans après sa formidable Callirhoé et révisé en 1730, ce drame mythologique l’égalerait presque si le livret ne surjouait pas avec les fausses identités qui complexifient l’action, tout en ménageant des airs splendides et rien moins que deux invocations aux « Enfers » (dont une dès l’acte I !). Inspiré par le roman de Fénelon, l’histoire est celle de Calypso qui tente de séduire Télémaque après l’avoir sauvé d’un sacrifice à Neptune, irrité contre son père Ulysse. Mais évidemment Télémaque en aime une autre sur cette même île. En conséquence, l’équilibre entre les personnages est original : le rôle du « méchant » est divisé entre le personnage d’Adraste et la figure changeante de Calypso qui suscite autant la sympathie que l’effroi, tandis qu’Antiope/Eucharis a presque autant d’importance que la nymphe éponyme. L’orchestration recèle des richesses harmoniques, la prosodie donne l’illusion du naturel tout en conférant un poids fabuleux au texte, les personnages n’hésitent pas à s’interrompre et à s’affronter dans des duos enflammés qui semblent vouloir porter à incandescence le modèle lullyste, tout en lui rendant hommage avec cette fin de l’acte III, où se déploie une immense et splendide chaconne intégrant chœurs et couplets. Parmi ses meilleurs moments, citons aussi les deux airs graves d’Antiope et Calypso qui ouvrent le premier acte, le duo entre Calypso et Télémaque au III, avec flûtes concertantes (qui rappelle étrangement le « O nuit, témoin de mes soupirs secrets » de Callirhoé), et le formidable acte V tout entier.
Une équipe d’exception a été réunie ce soir, deux ans après Ambronay, dans la salle des croisades du château de Versailles pour défendre cette partition. Tous sont parfaitement intelligibles (d’autant plus appréciable en l’absence de surtitres), attentifs à la justesse de l’expression et de la déclamation, tout en faisant valoir des personnalités très différentes. Si Colin Isoir (sorti du chœur) nous semble parfois manquer d’assurance en Grand Prêtre de Neptune, David Tricou et Adrien Fournaison font bien plus que jouer les utilités. Mêmes éloges pour la très vivante et coruscante Marine Lafdal-Franc tant en Minerve rouée qu’en Grande prêtresse de l’Amour enthousiasmée. Déclarée souffrante, Hasnaa Bennani n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour apporter luxe d’ornementations et finesse d’élocution à ses apparitions. Elle ne renonce qu’à quelques aigus en fin de phrases et à l’air de la Matelote. David Witczak use un peu trop de son formant pour donner plus d’ampleur au vilain Adraste, mais l’incarnation est très réussie, notamment dans sa mort vengeresse, qui glace autant le sang de l’héroïne que celui du spectateur.
Télémaque prend les traits du jeune Antonin Rondepierre qui accède ce soir avec bonheur à un rôle de premier plan. L’émission est claire mais solide, l’acteur sensible et, si l’on peu trouver que l’expression manque parfois de variété, elle convient finalement bien à la juvénilité et à l’héroïsme naïf du fils d’Ulysse. Les deux rivales campées par Emmanuelle de Negri et Isabelle Druet nous offrent un duel au sommet. A la première les déplorations alarmistes et les élans contrariés, servis par un style à la fois royal et humble qui touche immédiatement grâce à une voix pleine et moelleuse à la technique affûtée. A la seconde, la variété des sentiments et affects : angoisse, attendrissement, ruse, trahison, sorcellerie. Autant de facettes qui brillent grâce aux talents d’actrices phénoménaux d’Isabelle Druet, qui sait doser ses effets avec une économie fulgurante tant dans les mots (ces « Ah » parfaits dans son premier air, cette façon fragile mais sans afféterie de dire « charmer ses yeux » pour appeler les esprits au secours de sa séduction, ou encore le pourtant très plat « Je t’aime, tu me hais » qu’elle sort de la banalité au dernier acte) que dans les gestes (il faut la voir lever les bras pour faire taire le chœur, suivre des yeux ses collègues qui quittent la scène, ou s’emporter sur son pupitre au point de le détacher de son piquet dans un élan trop véhément !).
Le chœur des Chantres du CMBV se montre excellent, presque toujours compréhensible, jamais scolaire, n’ayant que quelques détails d’unisson à peaufiner, ils nous offrent un splendide « Fille de Jupiter ». Enfin, l’orchestre Les Ombres mérite tous les éloges, d’abord pour la qualité de ses solistes : Marie-Ange Petit s’en donne à cœur joie dans la variété de percussions prévues par Destouches ; les bois atteignent un équilibre idéal entre rugosité et liquidité ; la basse continue est fournie et chantante ; on regrettera juste un nombre de violons trop limités qui les fait parfois sonner avec acidité (mais peut-être est-ce dû à l’exiguïté de la salle). La direction in vivo de Sylvain Sartre, alliée au travail de Margaux Blanchard en répétition, est attentive à ne jamais interrompre le flux musical qui semble irriguer le drame, tout en ménageant un bel équilibre avec les chanteurs. Bref, une représentation historique pour Destouches et la tragédie lyrique en ce siècle.