Notre amie Audrey Bouctot le notait sur ce site il y a quelques semaines, dans sa chronique d’une Neuvième Symphonie de Beethoven récemment éditée par Accentus : Herbert Blomstedt est de ces musiciens que la recherche de l’harmonie motive davantage que l’excitation des contraires. Même un spectateur frappé de surdité pourrait l’affirmer, car cela se voit : la silhouette droite, le geste toujours expressif, mais épargné pourtant du moindre mouvement qui n’aurait sa nécessité, il dirige presque en souriant et indique aux musiciens leurs entrées comme il inviterait courtoisement un visiteur à prendre place.
Un tiède ? L’affirmer serait caricaturer indignement la personnalité de celui qui est peut-être, désormais, le doyen des grands chefs d’orchestre de notre temps. La longévité extraordinaire de sa carrière, qui aura rencontré les plus grandes formations sans passer par aucun compromis musical, la ténacité de ses convictions, à l’image de son combat pour le maintien des seconds violons à droite du chef d’orchestre, qu’il exprime dans une vidéo facilement trouvable sur internet, sont d’une personnalité presque radicale, jusque dans son ascétisme apparent.
Radical, son Requiem Allemand, donné dans le cadre d’une tournée avec l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig qui, après Londres et Paris, traversera l’Allemagne, l’Autriche et le Japon, l’est sans doute, à certains égards. Johannes Brahms et ses amples paysages sonores ont toujours eu mille façons d’exciter l’imagination des interprètes. Dont celle de Blomstedt, qui élague dans les affèteries, abolit la moindre digression, bannit tout ce qui ne concourt pas à l’éclairante cohésion du discours. Son grand geste unificateur rejette le spectaculaire: « Denn alles Fleisch es ist wie Grass » ne cherche jamais à faire peur et, dans « Denn wir haben hie keine bleibende Statt », la fugue triomphale de « Herr, du bist würdig » est amenée par les tourments de « Tod, wo ist dein Stachel ? » bien plus qu’elle ne rompt avec eux.
Ce serait presque austère si cela ne passait pas les archets et les anches du plus prodigieux des instruments. C’est que Blomstedt fait face à des musiciens auxquels il sait qu’il peut tout demander : des changements de tempi au millimètre, des textures d’une densité inouïe, et presque un timbre par pupitre. Leipzig, ce soir, fait honneur aux heures les plus glorieuses de sa légende ; attentif, alerte, virtuose et engagé, il ne se blesse presque jamais sur le tranchant de ce Requiem de fer où on le plonge tout brûlant. Le plus beau, c’est que le chœur se consume avec la même ardeur rentrée. Quelles voix que celles du Wiener Singverein, jadis créateur de l’oeuvre ; gorgées d’harmoniques, d’une ahurissante clarté dans l’élocution, peu importe l’élasticité des temps qui marque chacune de leurs entrées ! Celles des solistes impressionnent moins : ce soir, Michael Nagy sonne un peu engorgé, même si sa sobriété est bien dans la tonalité du concert, et Hannah Morrison, appelée de justesse pour remplacer Genia Kühmeier, peine à porter son beau soprano jusqu’aux balcons de la Philharmonie. Peu importe, on se joint aux tonitruantes ovations de la salle, car une soirée pareille s’applaudit debout !