Les Noces de Figaro dans la mise en scène de Giorgio Strehler, créées à l’origine à l’Opéra royal de Versailles le 30 mars 1973 et présentées à Garnier à partir du 7 avril 19731, furent le symbole du renouveau apporté par Rolf Liebermann à l’Opéra de Paris, alors en pleine décrépitude. Le souvenir de cette soirée reste gravé dans notre mémoire comme l’un des évènements les plus bouleversants de cette période car il rompait avec la stérilité qui régnait alors sur de nombreuses scènes d’opéra : la mise en scène se réduisait le plus souvent à des déplacements préparés à l’avance et calqués sur la musique, sans idée directrice majeure, sans collaboration entre le chef et le metteur en scène, illustrant à la lettre le texte du livret. Le souvenir de nombreux détails s’est estompé mais reste vivace notre émerveillement devant une vision globale qui éclairait l’œuvre de Mozart sous un jour nouveau. L’attention extrême qui était portée au texte, conçu comme un ensemble musique-livret, avait abouti à une stylisation qui touchait à la perfection.
Les Noces à l’affiche de l’Opéra de Paris cette saison sont produites par le Teatro alla Scala. De la production de 1973, il ne reste que de belles images. Le magnifique décor d’Ezio Frigerio, reconstruit à l’identique de celui de 1973, se présente comme « un contenu qui crée du vide2 ». C’est la raison pour laquelle le plateau de Bastille lui convient si bien. La profondeur s’accroît d’acte en acte, jusqu’au dernier où une perspective en toile peinte referme le jardin nocturne. Les éclairages latéraux délimitent les zones d’ombres et de lumières, permettant de jouer sur différents effets. Et cela donne de splendides tableaux, à condition toutefois que les interprètes fassent preuve de précision, ce qui n’est pas toujours le cas.
L’un des plus beaux moments est le début du troisième acte. Le décor semble occuper toute la profondeur de la scène de l’Opéra Bastille. Les entrées se font de part et d’autre du plateau. Les silhouettes se dessinent d’autant mieux dans ce grand espace que les costumes (tous neufs, eux aussi) en ombre chinoise du XVIIIe siècle, et, pour les hommes en noir (Bartolo, Basile et Don Curzio), des gravures humoristiques de Jacques Callot. A l’ouverture du rideau, le Comte, seul en scène, accompagne lui-même son récit au clavecin (seul élément de décor), disposé au jardin. Il se lève à « Potrebbe forse qualcun de’ miei vassali » et s’appuie sur l’instrument. La Comtesse et Suzanne apparaissent sur le seuil d’une porte à la cour, plus à l’arrière, et leur dialogue se mêle au monologue du Comte sans qu’il en prenne conscience. Il se superpose à deux reprises au récit du Comte, ce qui n’est pas écrit et fait dissonance : erreur de première représentation ou intention spécifique ? En tout cas, l’effet est inédit. Par la suite, le charme de ce superbe tableau est rompu parce qu’il règne une certaine confusion durant les entrées et les sorties et les déplacements, en particulier ceux du chœur, réglés très approximativement. C’est à se demander si le temps alloué aux répétitions a été suffisant.
Si la mise en place du réalisateur manque parfois de rigueur, le jeu d’acteurs si perfectionné de Strehler a, lui, complètement disparu. Chaque détail avait son importance, les relations entre les personnages étant particulièrement soignées ‒ toutes les citations qui suivent sont extraites du livre de Strehler Per un teatro umano, paru en 1974 et traduit en français en 19803 ‒ : « Il y a, dans la musique (des Noces), une vérité des sentiments qui doit s’exprimer par des gestes, des actes4. La sensualité de Mozart (…) veut des baisers, des lits, des corps qui se touchent. C’est la raison pour laquelle le premier acte débute avec Figaro et Suzanne presque dévêtus, après une pause qui laisse supposer que quelque chose s’est passé… Derrière les Noces, il y a Les liaisons dangereuses, une tradition érotique ambigüe ».
Aujourd’hui, cet érotisme est totalement absent. Almaviva est devenu « un vieux comte essayant de tripoter une femme de chambre », Suzanne n’est plus qu’une simple soubrette et Figaro « un valet rigolo qui se moque du comte », bref, exactement ce dont Strehler ne voulait pas. La mise en valeur d’ « une certaine conscience de classe », présente à l’origine, a été presqu’entièrement gommée. Cela s’explique. Comment Humbert Camerlo, si professionnel soit-il, aurait-il pu garder en mémoire les intentions qui présidaient à chaque déplacement, à chaque action scénique, trente-sept ans plus tôt ? Tout ce qui se dit et s’invente, parfois, durant les répétitions et qui ne figure pas dans les annotations de la partition ?
Les chanteurs, qui semblent livrés à eux-mêmes, alignent les clichés. Le Bartolo de Robert Llyod, au timbre noir bien conservé,et le Basile de Robin Leggate, ténor de caractère au timbre clair et plaisant, sont platement conventionnels. Christian Tréguier est un excellent jardinier, il ne force pas les effets, comme la plupart de ses partenaires, et la voix reste saine. Le Figaro de Luca Pisaroni nous a d’autant plus déçu que nous avions admiré sa remarquable prestation à Salzbourg dans la mise en scène de Claus Guth. Son attitude relâchée, ses bras ballants, ses déplacements imprécis, sa désinvolture, son humour de bas étage, voire sa trivialité, vont totalement à l’encontre du Figaro que Strehler avait mis en scène. Si la voix reste belle, la musicalité en souffre, il n’observe pas toujours les nuances et manque du raffinement dont fait preuve l’orchestre. Quant à Ludovic Tézier dont le timbre conserve sa chaleur et sa couleur cuivrée, il incarne un comte vieilli, peu expressif sinon dans la colère. Il révèle cependant sa sensibilité dans un « Comtessa perdono » bouleversant, d’abord accueilli par les rires d’une partie du public qui s’est habituée à des gags faciles, qui s’évanouissent rapidement pour laisser enfin le Comte exprimer, par son repentir, cette « faiblesse humaine » que Strehler s’était appliqué à faire valoir et qui n’apparaît qu’ici.
La Marceline d’Ann Murray est catastrophique. La voix a gardé son ampleur mais a perdu sa beauté, en particulier dans les aigus, si bien qu’elle défigure certains ensembles. Le jeu est forcé, vulgaire, m’as-tu-vu. Son premier récitatif est complètement décalé pendant plusieurs mesures. La Barberine de Maria Virginia Savastano, à l’inverse, est charmante : son air, divinement accompagné par l’orchestre, est un des plus beaux moments de la représentation. Karine Deshayes aurait été un Chérubin de rêve si Strehler l’avait dirigée. Sa voix s’est encore arrondie, son mezzo a pris une coloration plus sombre sans pour autant perdre son éclat. Ekaterina Siurina incarne une Suzanne de convention plutôt pâle, et nous ne découvrons la beauté de son timbre que dans le « Deh vieni, non tardar » du quatrième acte qui, sous la baguette de Jordan, confine au sublime. Quant à Barbara Frittoli, elle n’a pas vraiment répondu à notre attente. Son vibrato est devenu un peu trop ample pour le rôle de la Comtesse, l’aigu est parfois métallique. Sa Rosine n’est pas sans noblesse, ses deux airs nous émeuvent mais en présence de Suzanne et de Chérubin, elle prend des mines qui auraient horrifié Strehler.
Cependant, dans la fosse, Philippe Jordan et l’Orchestre de l’Opéra de Paris se surpassent et nous dévoilent tout au long du parcours l’extraordinaire subtilité de cette partition. Jordan aurait été pour Strehler le partenaire idéal, contrairement à Solti avec lequel les relations étaient plus que tendues : il collabore dés le début de la conception avec le metteur en scène5, il a une « vision musicale claire de l’opéra, à laquelle la vision critique du texte dramatique est étroitement liée» ; il considère qu’il « fait partie du spectacle en tant qu’instrument scénique » et il « entraîne son orchestre dans l‘action ». Sous ses doigts de magicien, « tout (ce qui) est écrit : mouvements, pauses, attitudes extérieures et intérieures, couleurs de la situation, retournement dramaturgique, atmosphères » surgit de la fosse avec une évidence telle que nous avons l’illusion que Mozart lui-même est au pupitre. Il ne faut pas manquer cet évènement.
Le travail du metteur en scène est éphémère par essence, le temps le détériore avant de l’anéantir car son auteur n’est plus là pour le préserver6. L’esprit s’est envolé, il ne reste que la lettre : « Il n’y a pas plus solitaire et plus inutile que le metteur en scène quand se produit l’évènement théâtral auquel il a contribué, avec un lambeau sanglant de son existence, et qui se consume loin de lui, souvent contre lui. » C’est cela même qui est arrivé : les multiples reprises ont peu à peu déformé son travail7. Le devoir de mémoire envers ce grand artiste voudrait que l’on inscrive sur le programme : « mise en scène d’après et non de Giorgio Strehler ».
Elisabeth Bouillon
1- Dm, Sir Georg Solti. masques de Christian Lacroix. Gundula Janowitz, la Comtesse, Mirella Freni, Suzanne, Gabriel Bacquier, le Comte, José Van Dam, Figaro et Frederica von Stade, Chérubin.
2- C’est ainsi que Chéreau, dans une récente interview, caractérise les décors de Peduzzi. Le terme nous parait convenir parfaitement à ce décor de Frigerio.
3- Per un teatro umano, paru chez Giangiacomo Feltrinelli, puis en français sous le titre Giorgio STREHLER, Un théâtre pour la vie chez Fayard (traduction d’Emmanuelle Genevois,
4- Cette vérité des sentiments existe aussi dans la mise en scène de l’Enlèvement au Sérail, créée en 1965 au Festival de Salzbourg, on s’en rend aisément compte en visionnant le DVD (que l’on peut acheter sur Internet).
5- Cf. l’interview qu’il nous a accordé
6- Giorgio Strehler nous a quittés en 1997
7- La production de Giorgio Strehler à l’Opéra Garnier est restée à l’affiche de 1973 à 1983, à l’exception de la saison 1981-82 ; elle a été reprise de 1990 à 2003 à l’exception des saisons 1993-1994, 1996-1997, 2000-2001 et 2001-2002. Philippe Jordan est le dix-neuvième directeur musical depuis la création. Se sont succédés au pupître Georg Solti, Charles Mackerras, Julius Rudel (1973-74), Reynald Giovaninetti, Jean-Pierre Jacquillat, Gary Bertini, John Pritchard, Christoph von Dohnanyi, Ralf Weikert, Gabriele Ferro, Jonathan Darlington, Arnold Östman, Theodor Guschlbauer, Ivan Fischer, Steuart Bedford, James Conlon, Armin Jordan (1999-2000) et Stéphane Genève.