Il est intéressant de constater, dans un opéra comme Dialogues de carmélites, combien l’acmé émotionnelle se déplace d’un tableau à l’autre selon les interprètes. La dernière scène, celle de la montée vers l’échafaud des religieuses, n’est pas toujours la plus poignante. A Tours en 2010, Marie-Ange Todorovich déportait l’émotion sur la mort de Madame de Croissy. A Bordeaux, Sylvie Brunet ne réitère pas l’exploit. Peut-être parce que l’on attendait beaucoup – trop – de sa Première Prieure et que l’on est déçu de voir une artiste de son envergure multiplier les effets expressionnistes dans un rôle qui nous semble appeler plus de sobriété. Parce qu’aussi le dispositif scénique, en entravant ses gestes, l’empêche d’habiter le personnage autant qu’elle le pourrait. Consignée à l’arrière-scène par un tapis de cierges lors de sa première conversation avec Blanche, la Révérende Mère se trouve ensuite contrainte d’agoniser sur une table recouverte d’un drap blanc qui lui tient lieu de lit et dont la hauteur nuit à la fluidité du mouvement.
Cette option n’est pas la seule qui nous paraisse discutable dans la « première grande mise en scène » de Mireille Delunsch. Le choix d’enchaîner les tableaux, sans le moindre temps mort, nuit autant à la lisibilité qu’à la respiration de l’œuvre. La représentation de l’exécution de Blanche sur le plateau déserté, comme dans un rêve (celui de Sœur Constance, on suppose), va à l’encontre du livret qui veut que la jeune carmélite « émerge de la foule ». Ce contresens est l’une des raisons pour lesquelles l’ultime tableau laisse plus insensible que de coutume. L’autre raison tient à une direction musicale dont l’insuffisance ne se limite malheureusement pas à la scène de la guillotine. Pâte sonore en miettes, cuivres en déroute, bois verts comme une Granny Smith, équilibre instable des volumes, l’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine, sous la baguette de Nader Abassi, ne montre pas son meilleur visage. Une Deuxième Prieure en berne – Cécile Perrin –, une Sœur Constance – Hélène Le Corre – dont la flamme brûle d’un feu trop modeste pour rayonner, quelques seconds rôles en deçà… La messe serait-elle dite ?
Non, n’allons pas trop vite en besogne. Tous d’abord chantent un français qui autorise à ne pas lire les surtitres. Geraldine Chauvet, ensuite, propose un portrait de Mère Marie plus complexe que celui de la religieuse intégriste à laquelle on a trop souvent droit. La voix s’épanouit dans l’aigu ; le chant y gagne en impact ce qu’il y perd en poids. Xavier Mas et Sophie Marin-Degor enfin composent un couple fraternel proche de l’idéal. Voilà un Chevalier de La Force qui a l’élégance de son rang et négocie sans s’égosiller, ni abuser du falsetto les notes les plus élevées de la partition. Depuis les représentations tourangelles, la soprano a adouci les contours de son interprétation. La voix épouse avec toujours autant de naturel l’intégralité de la tessiture mais, moins tranchante, cette Blanche n’en apparaît que plus sensible, et donc plus crédible. Résultat : le duo entre le frère et la sœur au deuxième acte atteint une intensité rare. Dans ce passage que Poulenc voulait chanté à gorge déployé, comme dans un opéra italien, les notes sont des armes que l’on fourbit ; le tapis de cierges délimite le champ de bataille, à juste titre cette fois ; les voix se cherchent, s’esquivent ou s’affrontent sans jamais se mêler ; les mots, durs et tendres, s’habillent de sens ; les répliques font mouche ; les coups portés blessent davantage que les coups reçus ; les cœurs saignent. Et c’est là que l’on sort son mouchoir.