On connaissait Christophe Honoré réalisateur de cinéma, l’Opéra de Lyon nous le révèle metteur en scène d’opéra. Auteur de théâtre, il avait déjà monté ses propres textes, mais il lui restait encore à faire ses premiers pas dans le domaine lyrique : c’est chose fait avec ces Dialogues des carmélites. Pourquoi avoir choisi de faire ses armes avec cette œuvre en particulier, si ce n’est que le texte de Bernanos a initialement été écrit pour un film qui portait provisoirement le titre Les Carmélites et dont il constituait précisément les « dialogues » ? Autant l’on devine pourquoi le Théâtre des Champs-Elysées a fait appel à Olivier Py pour la même œuvre en novembre prochain, autant le recours à Christophe Honoré intrigue, tant le mysticisme catholique semble éloigné de ses préoccupations. Mais après tout, comme l’écrit Jérôme Fronty dans un des textes reproduits dans le programme, « il y a autant de rapport entre Poulenc et Bernanos qu’entre un garçon de café et un stylite ».
Apparemment, le cinéaste a des choses à dire au public, comme en témoigne la lecture, en guise de préambule heureusement assez bref, d’un texte de Bernanos confié à une choriste anglaise, sur les pays qui ont peur de leur jeunesse, la république française en particulier. Est-ce pour cela que le fond du décor est occupé par une vue de la Place de la République à Paris, parce que ladite République tourne le dos au couvent (et vice versa) ? Toujours est-il que cette production opte pour une transposition vers un présent indéterminé : vu la série de hideuses robes-tabliers à motifs qu’arborent les religieuses, on se croit d’abord dans les années 1970, mais une sorte d’ordinateur-minitel dans un coin du décor oblige à avancer vers les années 1980-90. Les révolutionnaires arborent des brassards tricolores, et l’on se demande quel est donc ce régime qui a décidé d’éliminer les couvents, et surtout d’exterminer leurs habitantes.
Le principal effet de cette mystérieuse révolution est de démolir en partie le slogan ornant les murs du couvent, « Nous avons cru en l’amour de Dieu pour nous », qui est ainsi réduit à « Nous avons l’amour pour nous »… En lieu et place de guillotine (dont on entend néanmoins le couperet, prévu dans la partition), les carmélites sont précipitées du haut du balcon de leur couvent, comme autant de Tosca dont le Château Saint-Ange se situerait dans une bâtisse parisienne un peu lépreuse. Tout se déroule en effet dans un unique décor un rien sordide, à la Marthaler (murs aux boiseries seventies en partie décollées, bric-à-brac entassé dans les coins) y compris la première scène, chez le marquis de la Force. C’est au lit, dans les bras de sa maîtresse, et sous les yeux d’une foule dont la présence ne laisse pas d’étonner, que le père de Blanche est surpris par son fils ; ladite maîtresse, figurante muette, semble par la suite incarner la peur même de l’héroïne, qui tremble en la voyant apparaître à la porte du carmel, et c’est cette même femme qui devient à la fin une sorte de passionaria, poing dressé, à la tête des révolutionnaires, une fois toutes les religieuses exécutées. Toute cette histoire ne serait donc qu’un règlement de comptes, une simple affaire de famille, alors ? A l’inverse, et le parti-pris est intéressant, toutes les scènes à deux ou trois personnages se déroulent sous les yeux de l’ensemble de la communauté monastique, qui se retrouve ainsi partie prenante de ce qui pourrait n’être que l’histoire personnelle de Blanche.
L’œil n’étant guère à la fête, et l’esprit pouvant être déconcerté par certains choix de la mise en scène, reste l’aspect musical de cette réalisation. Pour l’oreille, les satisfactions sont grandes, même s’il n’est pas sûr que la distribution féminine réunie corresponde parfaitement à la définition que donnait Poulenc lui-même en 1957 : « C’est, si l’on veut, côte à côte : Amnéris, Desdémone, Kundry, Thaïs et Zerline ». Dans le rôle destiné à une Zerline, Sabine Devieilhe poursuit la trajectoire fulgurante qui la conduira à Lakmé et la Reine de la nuit prochainement à Paris : sa Sœur Constance est d’une fraîcheur enjouée qui correspond en tous points à ce qu’on attend du personnage, et l’on regrettera seulement une certaine dureté de l’extrême aigu (par exemple, dans la note concluant la phrase « qu’y puis-je si le service du bon Dieu m’amuse »). Délicieuse Thérèse des Mamelles de Tirésias sur cette même scène en 2010, Hélène Guilmette est une magnifique Blanche, à la diction impeccable, à l’aise avec cette héroïne tiraillée entre des pulsions contradictoires ; pourrait-elle vraiment être une Thaïs ? Peut-être pas, mais ce n’est pas bien grave. On est en revanche un peu plus gêné face à la Desdémone que devrait pouvoir être la titulaire de Madame Lidoine : Sophie Marin-Degor est une artiste dont on a souvent admiré les prestations, elle fut récemment à Lyon une superlative Gantière dans La Vie parisienne, elle aurait dû être Micaéla dans la Carmen montée par Olivier Py, mais a-t-elle vraiment les moyens d’un rôle créé par Régine Crespin ? On en doute en voyant les efforts que lui demande visiblement sa prestation, même si le timbre et l’incarnation ne sont pas ici en cause. La mezzo Anaïk Morel, dont la carrière s’est jusqu’ici surtout déroulée en Allemagne, commence à chanter en France : le timbre est bien celui de Mère Marie, seule l’articulation gagnerait à être plus franche dans certains passages. Quant à Sylvie Brunet-Grupposo, la Première Prieure n’a plus de secrets pour elle, et l’on renoue en l’entendant avec l’expressionnisme de Denise Scharley, inoubliable créatrice du rôle à Paris, en un peu moins violent toutefois dans ses reparties à Blanche lors de leur premier entretien.
A leurs côtés, les messieurs font ce qu’ils peuvent pour exister. Laurent Alvaro déçoit un peu dans le rôle du marquis, devenu ici héroïnomane : ce rôle de basse plus que de baryton semble le cantonner à une relative grisaille. Sébastien Guèze est en scène un séduisant chevalier, mais toujours avec l’émission et les couleurs curieuses qu’on lui connaît. Loïc Félix campe avec beaucoup de délicatesse un aumônier plus présent et plus jeune qu’à l’accoutumée. Quant à Kazushi Ono, à la tête de l’orchestre de l’Opéra de Lyon, il reprend le flambeau brandi en 1990 par Kent Nagano, qui avait laissé un enregistrement de l’œuvre. Sa direction fait incontestablement avancer la partition à un rythme appréciable, mais on peut se demander si les instruments (avec quelques couacs du côté des cors) ne sonnent pas souvent un peu trop fort, jusqu’à couvrir les voix. Maintenant, on attend avec impatience la lecture que donnera Jérémie Rhorer du chef-d’œuvre de Poulenc, avec une distribution qui ne manque pas de susciter d’avance diverses interrogations…