Depuis ses débuts au Festspielhaus de Baden-Baden en guest star de luxe dans le rôle du chanteur italien du Rosenkavalier en 2009, Jonas Kaufmann est l’une des stars absolues de la maison. Dès lors, c’est quasiment à guichets fermés qu’il se produit, quel que soit le programme. Accompagné d’une autre diva aimée du public badois, Diana Damrau, d’ailleurs déjà sa partenaire dans le Rosenkavalier évoqué plus haut, il va de soi que la vaste salle était une fois de plus pleine à craquer, malgré un récital intimiste qui plus est accompagné au piano, contrairement aux amples formations orchestrales habituelles.
L’Italienisches Liederbuch d’Hugo Wolf est néanmoins un choix qui ne surprendra pas : on connaît le goût des Allemands pour l’Italie ; et les lieder de Wolf, composés en deux séries, d’abord en 1890, puis en 1896, sont construits à partir de courts poèmes italiens traduits et adaptés avec raffinement, dans un délicieux mélange de soleil méridional et de mélancolie romantique. Chantés en alternance par une voix de femme puis d’homme, on ne peut que se référer immanquablement à la version au disque d’Elisabeth Schwarzkopf et Dietrich Fischer-Dieskau accompagnés par Gerald Moore, à laquelle la prestation de ce jour fait écho. Il faut dire que le timbre de plus en plus ambré de Jonas Kaufmann inspire la correspondance avec le baryton, mais la comparaison s’arrête là. Il se trouve que, ce soir, l’ordre des 46 pièces des deux recueils a été totalement modifié, l’ensemble divisé en quatre sections (ce qui permet en outre à Diana Damrau quatre changements de châles pour rehausser sa robe noire parsemée de fleurs). Cela crée de la sorte une ambiance toute particulière, transformant les courtes miniatures sans lien réel entre elles en récit apparenté à un opéra déclinant les diverses phases amoureuses.
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Ainsi, le couple du soir se conte fleurette, entre premiers émois enfiévrés, valses hésitations et doutes, puis sérénades enflammées et affections partagées avant les reproches et des disputes amoureuses un rien plus triviales et moqueuses (« Tu me dis que je ne suis pas une princesse, mais tu n’es pas non plus un prince… ») pour s’achever sur un mini catalogue à la Leporello dans le 46e numéro. Il faut dire que ce choix se révèle fort judicieux, permettant de caractériser le cycle et lui conférant un charme supplémentaire. Jonas Kaufmann mime l’adolescent candide et empoté, puis l’amoureux transis et passionné avant de se montrer plus assuré, après la pause, ce en quoi il est bien plus convaincant. Vocalement, difficile de reprocher quoi que ce soit au ténor adulé. Ce ne sont cependant pas les aigus qui séduisent, mais la beauté et la clarté de la diction, les petits miracles d’expressivité, atteints notamment dans le numéro 26 (initialement 34) : « Und steht Ihr früh am Morgen auf vom Bette », moment d’ineffable caresse sensuelle et veloutée. Et les pianissimi contrastent avec les coups de force percutants, pour un résultat d’une incontestable puissance de séduction.
Diana Damrau est, elle aussi, très en beauté vocale. Quant à son tempérament scénique, il est volcanique. Oh, la belle allemande sait se tenir dignement, mais elle ne demande qu’à se trémousser, passant des rougeurs timides de la vierge effarouchée aux divines coquetteries de l’amante experte en œillades et mimiques en tous genres. Et contrairement à son partenaire qui lorgne régulièrement sur son discret pupitre, elle est totalement libre de ne se concentrer que sur son jeu. Sous des faux-airs de Meryl Streep, elle minaude puis se fait moqueuse, quitte à flirter avec le cabotinage. Son interprétation vocale, en revanche, est de bout en bout époustouflante, parfaitement maîtrisée. Vocalises et longueur de souffle, tout y est. Chaque mot est parfaitement audible et l’on s’amuse beaucoup à entendre la soprano égrener les petits riens (« Auch kleine Dinge können uns entzücken », Même les petites choses peuvent nous ravir) qui sont à même de nous charmer : les perles, les roses, mais aussi… les olives. Pour finir, les deux partenaires nous proposent en rappel deux petits bijoux finement ciselés : Gruß de Felix Mendelssohn et Unter‘m Fenster de Robert Schumann.
Cela fait par ailleurs plaisir de retrouver le tandem formé par Jonas Kaufmann et son complice pianiste Helmut Deutsch, impeccable comme jamais, mieux qu’à son aise dans la subtile complexité des lieder de Wolf. Toute la délicatesse, toute la puissance expressive des deux recueils sont ici transcendées, avec une facilité apparente et un effet de transparence qui mettent merveilleusement en valeur les voix.
Encore quelques jours de patience et l’on pourra réentendre le trio à la Philharmonie de Paris le mercredi 14 février. Idéal programme pour une Saint-Valentin… Mais, attention, comme au Festspielhaus, la soirée affiche complet.