Le festival d’Aix-en-Provence devait-il proposer Didon et Enée cette année, si c’était pour en offrir une version aussi manifestement sous-dimensionnée ? La dernière production, vue en 2006, s’annonçait au moins comme un travail d’élèves, dans le cadre de l’Académie européenne de musique. Rien de tel cette année, du moins sur le papier. Pourtant, quand on songe que la cour de l’Archevêché a, dans son histoire, accueilli des spectacles où la reine de Carthage était incarnée par Teresa Berganza en 1960 ou Janet Baker en 1978, il semble que l’on soit un peu loin du compte.
Certes, un effort a été accompli pour accompagner le chef-d’œuvre de Purcell, en lui adjoignant un prologue comme cela se pratique de plus en plus. Cette fois, un texte a été commandé à la romancière Maylis de Kerangal, texte déclamé devant un rideau de ciel étoilé par la chanteuse Rokia Traoré. Indépendamment de ses qualités littéraires, ce prologue a surtout pour effet de nous présenter Didon comme un personnage haïssable, comme une femme impitoyable prête à marcher sur tous ceux qui l’entourent pour parvenir à ses fins, et donc à attirer la sympathie du public sur ceux ou celles qui souhaiteraient sa perte. De fait, la mise en scène de Vincent Huguet, auréolé de son prestige d’ancien assistant de Patrice Chéreau, semble avoir voulu mettre en avant les sorcières, pour apporter lui aussi sa pierre à l’édifice dénonçant les « violences faites aux femmes ». Sans aller jusqu’à récrire la fin de l’opéra, comme dans le cas de certaine Carmen récente, il pratique un renversement complet de perspective. Les héros sont ici les salauds : moins Didon, finalement, qu’on voit surtout arpenter les lieux dans ses atours royaux, qu’Enée, que l’on voit tuer une femme, une de ces Chypriotes que Didon a livré en pâture à ses hommes afin de fonder sa colonie carthaginoise. Dans ce décor réduit à un mur antique surmonté de barrière rouillées, mur qui occupe l’essentiel de la scène et limite considérablement l’espace de jeu, on ne s’intéresse guère à ce qui est au centre de l’œuvre – les royales amours du Troyen et de la Tyrienne – mais bien plus à la revanche des opprimées, ces femmes descendues des cintres dans une sorte de nef métallique.
De fait, sur le plan vocal, tout semble fait pour donner raison à ce décentrement. Une voix domine le plateau, et ce n’est certainement pas celle de la reine, mais bien celle de la Sorcière, magistralement incarnée par la grande Lucile Richardot. On connaît désormais bien ce timbre somptueux, et on lui doit les plus grandes jouissances musicales de cette soirée, avec ses deux complices mezzos Fleur Barron et Majdouline Zerari. Face à elles, le petit monde royal fait décidément très pâle figure. On sait que les rôles masculins ont été un peu sacrifiés par Purcell et, malgré le joli marin de Peter Kirk, ce n’est pas Tobias Greenhalgh qui rendra Enée plus consistant qu’il ne l’est d’ordinaire. Hélas, Sophie Burgos est une Belinda poids plume, dont le chant joliet peine à conférer une épaisseur à Belinda. Son air du deuxième acte, tout comme celui de la Deuxième Femme (Rachel Redmond) passe à peu près inaperçu. Le plus étonnant est le choix de Kelebogile Pearl Besong : la soprano sud-africaine, dont on nous dit qu’elle possède à son répertoire de grands rôles mozartiens et même Aïda, n’a guère à partager avec l’univers purcellien sur le plan stylistique, et le soutien semble parfois se dérober en fin de phrase, d’où une Didon assez déconcertante.
Alors bien sûr, il reste la belle prestation de l’Ensemble Pygmalion, tant sur le plateau – superbes interventions du chœur – qu’en fosse, mais la direction de Václav Luks, dont on avait tant apprécié le travail sur l’Arsilda de Vivaldi, paraît bien effacé, comme s’il n’avait lui pas su comment réagir à la curieuse proposition présentée sur scène.
Diffusion le 12 juillet sur Arte et sur France Musique.