Traiter Die Entführung comme une vaste blagounette à la turque, voilà qui fut longtemps la seule option, qui semble d’ailleurs avoir encore de beaux jours devant elle, à en juger d’après la production récente de l’Opéra de Paris (et, dans une moindre mesure, d’après celle de David McVicar cet été à Glyndebourne). Prendre L’Enlèvement au sérieux est en revanche devenu possible depuis quelques décennies, à condition de tenir le pari jusqu’au bout. En faire n’importe quoi est également possible, on ne l’a que trop vu ces derniers temps. Mais le plus mauvais choix n’est-il pas, comme Martin Kušej, d’en faire un spectacle qui, en se voulant édifiant et en prise avec l’actualité, ne parvient qu’à distiller un redoutable ennui ? En faisant appel au metteur en scène autrichien, le Festival d’Aix-en-Provence comptait sans doute en obtenir une proposition forte, avec scandale éventuel à la clef. On le sait, le scandale a été muselé de justesse, en supprimant une scène finale qui nous aurait montré la décapitation des deux couples d’amoureux. Car telle est la grande découverte du dramaturge Albert Oestermaier : Selim, c’est Daesh, révélation tempérée par un retour il y a un siècle, le programme nous expliquant qu’en réalité tout était déjà pareil en 1915. On nous montre donc, au lieu de l’entrée des janissaires, des djihadistes filmant avec une caméra à manivelle leurs otages obligés de chanter la gloire du pacha sous la menace des sabres et des revolvers ; sans doute prévoient-ils d’envoyer la bobine à la firme Pathé, qui se fera un plaisir de la diffuser dans ses séances d’actualités cinématographiques… Le texte de Stephanie est presque entièrement réécrit, soit. Le vrai problème, c’est qu’il n’en devient pas plus cohérent, puisqu’aux intérêts économico-politiques en jeu – on se croirait dans Lawrence d’Arabie – reste mêlée une intrigue amoureuse de mauvais roman-photo, où Konstanze souffre avant tout d’être « esclave de l’amour » (merci, Nikita Mikhalkov). Alors que la Première Guerre mondiale fait rage, même sur un théâtre secondaire, Selim n’a rien de mieux à faire que de se flageller avec des roses rouges, ce qui débouche certes sur une de ces images sanguinolentes dont Kušej a le secret, mais qui ne rend pas toute l’affaire plus crédible. Et le pire, c’est ce tunnel que devient le dernier acte, totalement désamorcé puisqu’ici, les deux couples fuient dès la fin de l’acte précédent. Egarés dans le désert comme Tintin et Haddock dans Le Crabe aux pinces d’or, les quatre amants poussent la chansonnette sans raison, peut-être sous l’effet des mirages, et on nous les montre au premier, au deuxième, au troisième jour de leur errance, jusqu’au moment où ils sont enfin rattrapés par les méchants barbus. Les personnages indiffèrent et la représentation vire rapidement au pensum.
© Pascal Victor
Devenu un homme réellement dangereux, Osmin en est aussi privé de tout ressort comique et Franz-Josef Selig est tenu de chanter tous ses airs avec le plus grand sérieux. La basse allemande est sans doute un des meilleurs titulaires actuels du rôle, mais la mise en scène ne l’aide guère. Le pacha de l’acteur Tobias Moretti est moins atteint par les choix de la mise en scène, mais devient en fin de compte un modèle d’intolérance, puisque c’est vraisemblablement lui qui fait décapiter (hors scène) ses quatre otages. Daniel Behle interprète Belmonte avec un style châtié et une grande délicatesse de phrasé, mais se montre vraiment très économe de la nuance forte, au point d’être couvert dans les ensembles par le Pedrillo sonore de David Portillo. Audiblement Américaines – elles s’expriment fréquemment en anglais dans les dialogues parlés – ces dames qu’on voudrait nous faire croire britanniques ne convainquent qu’en partie (et leurs tenues paraissent assez anachroniques pour l’année 1915) : si Rachele Gilmore manque de graves et a le suraigu vilain, Jane Archibald obtient, après un « Ach, ich liebte » décevant car trop dur, un triomphe mérité pour ses deux airs du deuxième acte, où elle réussit à prouver, par le dramatisme de son incarnation, qu’elle est bien mieux qu’une Blonde montée en graine comme le sont trop souvent les Konstanze. A la tête du Freiburger Barockorchester, Jérémie Rhorer est, comme à son habitude, un modèle de dynamisme – tempos très allants, de manière générale – et de raffinement, en décalage avec la barbarie que nous montre la scène, mais le pianoforte est si peu audible que, lorsqu’on en capte quelques notes, on a d’abord l’impression qu’un téléphone portable est resté allumé dans un coin de la cour de l’Archevêché. Selon une fâcheuse tendance qui se répand de plus en plus parmi les metteurs en scène, le chœur MusicAeterna est caché en fosse (Konstanze, Blonde, Belmonte et Osmin assurent les phrases solistes de l’entrée des janissaires). « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; Pars, s’il le faut » (Baudelaire, « Le Voyage »).