Créée à l’Opéra de Monte-Carlo en 2019 en partenariat avec l’Opéra de Marseille, cette production de Die Entführung aus dem Serail est à l’affiche avec une distribution renouvelée, hormis pour le personnage du Pacha. Notre consœur Tania Bracq avait apprécié la transposition au début du XXe siècle tout en regrettant qu’à tirer l’œuvre vers le vaudeville la mise en scène en ait appauvri le sens. Au moins Dieter Kaegi fait-il preuve d’une belle cohérence : déjà en octobre 2000 à Genève il situait l’œuvre en un lieu clos, le yacht dont Selim était évidemment le Pacha. Vingt ans après, c’est un train international reliant Marseille au Caire – pourquoi pas Istanbul, où il fait halte ? – qui constitue le lieu de la réclusion pour Constanze, Blondchen et Pedrillo.
Evidemment la transposition entraîne de multiples interventions sur le livret : ainsi, comme il n’y a plus de jardin, Osmin ne cueille plus de figues pour son air d’entrée mais contrôle rudement les papiers de ce voyageur louche qu’est Belmonte. Du même coup disparaît le halo d’héroïsme galant qui entoure l’amoureux capable de braver les voyages aventureux pour retrouver et délivrer sa bien-aimée. Sans doute peut-on goûter l’œuvre sans en connaître les détails, mais peut-on nier que les connaître permet de la goûter mieux, plus profondément ? Quel spectateur novice saura ce qu’il perd au traitement de la scène d’ivresse d’Osmin où les bouteilles de vin de Chypre passent à la trappe, remplacées par les cocktails de Pedrillo ? Dans une production à Florence, une fois bues la petite et la grosse, la fille et la mère, Kurt Rydl déchaîné demandait la grand-mère. Ce hors texte était drôlissime.
La drôlerie, justement, c’est ce qui fait défaut à ce spectacle. Osmin, dont les emportements devraient faire sourire car ils sont inefficaces, apparaît à la limite de la brute odieuse. Costumes et décors (Francis O’Connor) et lumières (Roberto Venturi) en mettent plein la vue, et même les vidéos (Gabriel Grinda) qui illustrent assez fidèlement les étapes du voyage, de la Bonne Mère aux Pyramides, en passant par la Cappadoce et ses cheminées de fées. Mais l’esprit des scènes se dilue dans les fréquents passages de la figuration, comme s’il fallait réduire l’intimité entre les personnages. Or c’est bien elle qui, aujourd’hui comme à la création, donne sa force à une œuvre qui pourrait n’être qu’un divertissement. Dans leurs échanges, les personnages se révèlent sincèrement. Bien sûr la fidélité absolue de Constanze, le contrôle parfait du Pacha sur ses désirs sexuels sont extraordinaires, peut-être même incroyables, mais ces personnages sont des fictions qui incarnent un idéal proposé comme un défi.
Au moment où il écrit Die Entführung Mozart vient d’épouser Constance Weber, malgré la désapprobation de son père, qui la croit légère, encline à l’infidélité, et le compositeur en tient compte quand il conseille à sa femme d’éviter les occasions de s’exposer à la médisance. Comment ne pas voir que la Constanze de l’oeuvre est un manifeste de foi envers son épouse et aussi une conjuration ? En montrant une Constanze dont la résistance inlassablement proclamée subit des éclipses Dieter Kaegi prend le parti d’un réalisme trivial, à l’opposé des intentions de Mozart. Est-ce légitime ? Pas plus que le coup de théâtre final, qui voit Constanze revenir se blottir dans les bras de Selim.
Autre intervention problématique, la suppression de toute référence au passé du Pacha, qui a renié le christianisme, ainsi qu’à la bigoterie hypocrite et bornée d’Osmin. Sans doute le sujet est aujourd’hui particulièrement sensible. Mais avant d’arriver au dénouement où le Pacha agit en homme des Lumières, qui prend la décision de pardonner sans la moindre référence à une religion révélée, son homme de confiance représente un musulman bien peu digne. Alors, est-ce une condamnation de l’Islam ? Non, pas plus que la révélation de la cruauté sanguinaire du père de Belmonte n’est une condamnation du christianisme. Cette mise à égalité des religions, alors d’une hardiesse révolutionnaire, serait-elle surannée ? Ce choix d’une conduite morale indépendante de toute autorité dogmatique, qui fait de l’humanité la valeur suprême, est délivré dans une scène d’ensemble qui s’apparente au final d’une revue. Pour nous, cela diminue sensiblement son impact.
Debout Patrick Bolleire (Osmin) Julien Dran (Belmonte) Serenad Uyar (Constanze) Bernhard Bettermann (Selim) ) Loïc Félix et Amélie Robins © Christian Dresse
Heureusement, si la conception de Dieter Kaegi ne nous a pas convaincu, il n’en est pas de même de la réalisation musicale et vocale. Un peu plus d’éclat pour la musique des janissaires ne nous aurait pas déplu mais puisque dans ce spectacle ils ne subsistent qu’en viveurs dépravés qui constituent la cour du Pacha on peut comprendre que les accents guerriers soient quelque peu édulcorés. Paolo Arrivabeni dirige avec sa précision habituelle, sans mollesse ni précipitation, un orchestre réactif. Les interventions du chœur sont irréprochables.
Bernhard Bettermann prête au Pacha sa haute stature, sa prestance et sa compréhension d’un rôle qu’il interprétait déjà à Monte-Carlo. Loïc Félix, quinze ans après son Pedrillo in loco, prouve sans effort que sa maîtrise vocale est intacte et se coule dans la conception du personnage qui lui est demandée avec un semblant de spontanéité qui ajoute encore à l’agrément de la composition. Sa Blondchen est Amélie Robins, pour qui c’est une prise de rôle. En ce soir de première, où les tensions sont peut-être plus âpres, certains aigus du premier air sont un peu raides et certaines vocalises un peu brouillonnes, mais une fois l’émotion surmontée la voix libérée exprimera justement la pétulance d’un tempérament sans acidité, assumant crânement la descente dans le grave du duo avec Osmin. C’est à Patrick Bolleire que revient la lourde tâche d’incarner ce personnage caricatural, bouc émissaire des règlements de compte du compositeur avec son maître Colloredo et peut-être aussi avec son père. Il s’acquitte de sa charge avec sa probité habituelle, et si le personnage n’est pas aussi bouffon que nous l’aimons, nous mettrons au crédit de l’interprète qu’il observe les consignes qu’on lui a données. La voix est profonde, et l’étendue suffisante, mais qu’en est-il de la projection ? Nous nous sommes posé la question car dans les passages les plus graves, malgré notre proximité de la scène, elle nous semblait très limitée.
Comme Amélie Robins, Serenad Uyar (Konstanze) n’est pas totalement maîtresse de sa voix dans son air d’entrée, où des duretés dans l’émission enlaidissent certains aigus, mais pour elle aussi ces scories disparaissent vite. Souplesse, homogénéité, étendue, douceur, qui la rendent justement émouvante et bien sûr la virtuosité nécessaire pour l’air de bravoure qu’elle doit chanter en proie au harcèlement sexuel d’un Pacha prompt à faire le contraire de ce qu’il affirme. On ne peut qu’admirer l’abnégation de l’interprète ! Et comme personne n’y échappe en ce soir de première, même Julien Dran dans l’air d’entrée de Belmonte n’est pas impeccable, avec quelques tensions dans l’aigu. Mais ce ne sont qu’ombres momentanées, et la lumière reviendra, pleine, entière, avec des modulations, des portés et des nuances qui raviront. Maître de ses moyens, par la tenue, le phrasé, les ornements, ce ténor délivre une leçon de chant mozartien et le public ne s’y trompera pas, qui l’acclamera aux saluts.
Le succès est d’ailleurs très vif pour tous, y compris pour l’équipe de mise en scène. Tant mieux. Mais comme le disait notre consœur, traiter l’œuvre en vaudeville, est-ce la servir ?