Les amateurs d’archives savent que L’Enlèvement au Sérail n’a pas eu les honneurs de l’Opéra de Paris pendant près de 30 ans. C’est triste, quand on songe que Mozart y déploie des trésors d’inventivité et de virtuosité où pointe, par moments, un peu de l’extraordinaire profondeur qui sera la marque de ses chefs-d’œuvre ultérieurs. C’est également compréhensible, l’ensemble des Singspiele, avec leurs dialogues parlés dans un allemand daté, ayant du mal à conquérir durablement le public français.
Comment rendre justice à toutes les qualités de cet opéra, c’est-à-dire son brio et sa fraîcheur, sans trop exposer ses défauts, c’est-à-dire les longueurs et les faiblesses du livret ? Cette délicate question, Zabou Breitman cherche à y répondre en montrant que, par-delà la dichotomie apparente générée par l’alternance d’airs et de dialogues, musique et théâtre, dans L’Enlèvement, ne font qu’un. Les musiciens qui investissent la scène, les chanteurs qui interpellent le chef ou tombent dans la fosse… Tout cela ne pourrait être qu’une illustration supplémentaire d’un « théâtre dans le théâtre » dont bien des metteurs en scène ont, depuis longtemps, édulcoré le piment. C’est plutôt, en l’espèce, une approche par laquelle l’œuvre se pare d’une cohésion que nous ne lui soupçonnions pas toujours. Une approche qui exige un sens de la distraction qui peut confiner à la diversion : très bien individualisés, de nombreux figurants peuplent les beaux décors qui sont le testament de Jean-Marc Stehlé, et donnent aux dialogues un rythme et une drôlerie bienvenus. Ce n’est pas toujours le cas des airs, dont la longueur, tantôt judicieusement utilisée (l’introduction de « Martern aller Arten », une danse orientale que Selim donne en l’honneur de Constance), tantôt plus handicapante (« O wie ängstlich, o wie feurig » de Belmonte, au I) reste toujours problématique. De la même manière, le couple vedette semble avoir moins inspiré Zabou Breitman que leur pendant comique, Pedrillo étant même le personnage le plus caractérisé du spectacle. Une production qui cultive résolument la vis comica, en somme, et que la discrète transposition dans l’univers du cinéma muet, dote, dès l’introduction, de très belles images, et d’une vivacité à la fois naïve et poétique.
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
La distribution a fait sienne ce parti pris scénique et montre les qualités d’une véritable troupe, si bien qu’on l’imaginerait volontiers engagée perpétuellement dans les équipes d’un même théâtre. Vocalement, les bonheurs sont plus divers. Erin Morley en Constance comme Bernard Richter en Belmonte signent des prises de rôle contrastées. Voix légère mais corsée, et efficacement projetée par un vibrato rapide, elle affronte avec style et bravoure toutes les chausse-trappes dressées dans ses airs. Plus puissant mais moins nuancé, il accuse, dans les longues lignes vocales de « Ich baue ganz auf deine Stärke », de menus problèmes d’intonation. Nantis d’instruments modestes, Anna Prohaska et Paul Schweinester s’imposent par leur abattage, quand Lars Woldt, forcément en délicatesse avec les graves abyssaux d’Osmin, fait de la relative clarté de son timbre la principale caractéristique de son rôle, plus jeune et plus fougueux qu’à l’accoutumée. Membre de la troupe du Burgtheater à Vienne, l’acteur Jürgen Maurer sait, quant à lui, être plus qu’un récitant, et fait de Selim un vrai personnage.
A ce casting enthousiaste, un effectif réduit sur instruments anciens eut peut-être mieux convenu que l’Orchestre de l’Opéra sous la direction de Philippe Jordan. Ils proposent, avec le chœur, un travail qui n’a presque que des qualités : clarté des plans sonores, profusion de couleurs, architecture belle comme l’antique… Ce Mozart qui regarde vers le classicisme viennois incarné en son temps par un Krips ou un Böhm a pour seul défaut d’avoir, jadis, été secondé par de toutes autres voix. La chaleur des applaudissements relègue ces réserves au second plan : plus ou moins muet, plus ou moins moderne, L’Enlèvement au Sérail a reconquis le public de l’Opéra. N’attendons pas trente années supplémentaires avant d’en faire une nouvelle fois la démonstration !
Lire l’entretien avec Zabou Breitman http://www.forumopera.com/actu/zabou-breitman-philippe-jordan-jen-suis-dingue