Faut-il en rire ? Quatre directeurs de maisons d’opéra ont confié la mise en scène de L’enlèvement au sérail à Tom Ryser, comédien et metteur en scène reconnu en Suisse. Sur quels critères ? On ne cesse de se le demander, après avoir vu le spectacle et lu ses déclarations. Pour lui, le personnage principal n’est pas Constance mais Selim. « La question est de savoir comment un (tel) homme peut pardonner ses ennemis et () sacrifier son amour ». On serait tenté de renvoyer M. Ryser au texte, où se trouvent les réponses, mais comme il admet l’avoir « raccourci » et avoir mis l’accent sur le Pacha pour, selon ses propres termes, « rééquilibrer la partition » on devine que son but n’était pas de servir l’œuvre voulue par Mozart, dont on sait qu’il intervint souvent sur le livret, mais de s’en servir. Car, vous l’avez compris, il s’est réservé le rôle du Pacha ! Le voici donc abîmé dès l’ouverture dans la contemplation d’un film ancien où sourit une jeune femme, puis fétichiste maniaque cherchant à transformer les femmes qui défilent devant lui en répliques de la disparue. Pourquoi porte-t-il en sautoir une mitraillette, la même que ses gardes brandissent sans arrêt ? Parce qu’il a été traumatisé par la violence qu’il a subie lorsqu’on l’a contraint à l’exil. Mais pourquoi Osmin, qui se méfie de Pedrillo et le déteste, l’entraîne-t-il au maniement d’armes ? Parce que cela permettra un gag. Et pourquoi y a-t-il tant de bouteilles de vin, pour la scène de l’ivresse ? Celles en surnombre serviront aux deux couples d’amoureux à fêter leur fuite prochaine : ils boiront au goulot sans façon. Mais justement, chez Mozart il y a des façons d’être qui ne sont pas les mêmes selon qui l’on est. Le monde selon Mozart doit être fraternel, cela ne signifie pas égalitaire. Le couple Constance-Belmonte est au couple Blondchen-Pedrillo ce que le couple Tamino-Pamina sera à celui de Papageno et Papagena. C’est pourquoi le traitement de ce quatuor, spécifiquement voulu par Mozart, trahit une incompréhension profonde des intentions du compositeur. On arrêterait ici le massacre s’il ne fallait s’étonner pour la déplorer de la conduite d’acteurs, qui semble indifférente à l’expression scénique des sentiments mutuels et vide ainsi d’intensité dramatique les situations, malgré les qualités d’interprètes apparemment livrés à eux-mêmes.
Heureusement, le plateau sauve la mise, nous parlons des artistes. Car pour l’espace scénique, nu du début à la fin, sans le moindre accessoire ou divan autour duquel tourner ou s’asseoir, il n’est meublé que par des panneaux d’étoffe pour la plupart descendus des cintres. Ils constituent les décors conçus par David Belugou. Peints de motifs inspirés de la céramique ou de tapisseries ottomanes ils composent un univers coloré qui est peut-être celui des fantasmes du pacha et leur texture permet des jeux d’ombre et de lumière séduisants mais dont l’animation, en arrière-plan, vient souvent parasiter le chant. Les costumes sont signés par Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne. Le metteur en scène les trouve beaux. C’est une opinion. Ils ne nous ont ni convaincu de leur pertinence ni de leur bien-fondé. En charge des lumières, Marc Delamézière est probablement contraint par la conception du metteur en scène, mais les variations nombreuses de l’éclairage ne nous ont pas toujours semblé en phase avec les situations.
Franz-Josef Selig (Osmin) et Dmitry Ivanchey (Pedrillo) © Patrice Nin
Les artistes, donc. Nous ne nous étendrons pas sur la performance de M. Ryser, car n’ayant pas adhéré à sa conception du personnage nous ne pouvons pas l’apprécier sereinement. Peut-être pour le motif indiqué – direction d’acteurs indigente – l’Osmin de Franz Joseph Selig nous a semblé perfectible sur le plan théâtral, susceptible de s’enrichir par une plus grande variété des mimiques. En revanche sur le plan vocal il est à savourer sans réserve, tant les ressources vocales du chanteur sont bien celles requises. L’agilité pourrait être plus vive, le trille mieux défini ? Oui, peut-être, mais entre un idéal de studio et une solidité si respectable, on se félicite de celle-ci. Solide aussi le Pedrillo de Dmitry Ivanchey, tenté çà et là d’en faire trop dans la désinvolture, tiré du côté de Figaro et contraint de se déhancher à la Michael Jackson, puisque ce poncif est le code « djeun » des mises en scènes branchées. Non moins désinvolte et pleine d’aplomb la Blondchen d’Hila Fahima – aussi brune qu’on peut l’être – qui gagnerait pourtant à être un peu plus prudente dans la libération de ses suraigus, et à se souvenir que le chant mozartien est du bel canto, qu’on ne doit jamais y sentir l’effort, la note poussée, surtout si cela a pour conséquence un son acide ou métallique. Belle qualité aussi que celle du ténor Mauro Peter, même si dans le difficile air du troisième acte on le sent à ses limites. Mais il sait moduler, tenir la ligne, enfler et diminuer les sons, et possède un timbre assez prenant, avec assez de conviction. Sa tenue scénique est aussi bonne que celle de ses partenaires. Constance, enfin, est interprétée par une spécialiste du rôle, Jane Archibald. Si elle inquiète d’abord par des attaques manquant de moelleux et des suraigus métalliques, dûs semble-t-il à un surmenage vocal, plus l’organe est chaud et plus l’on retrouve les qualités de brillant et de souplesse qui ont fait sa réputation. Le personnage n’ayant plus de secrets pour elle, chacune de ses inflexions est riche de sens et d’intentions, et le chant supplée heureusement aux carences de la vie dramatique, jusqu’à un « Martern allen Arten » admirable d’exécution et bouleversant d’intensité.
Dans cette conception où le moteur de l’œuvre n’est plus la quête de l’amour mais la frustration de la victime, le ton n’est pas à la langueur. Est-ce pour cela que Tito Ceccherini adopte ces tempi implacables ? Mais comme quelques décalages se produisent, même avec les chœurs, on se demande s’il les a changés, ce qui pourrait contribuer à expliquer les attitudes comme systématiquement dirigées vers la fosse…En tout cas, si l’aspect métronomique nous semble parfois excessif, il y a un dynamisme qui nous séduit. Dans la fosse, passés quelques flottements, la qualité reprend le dessus et percussions, vents et cordes délivrent de très beaux moments. Le public se montre enthousiaste et nulle fausse note ne vient troubler l’harmonie, quand paraissent les autres membres de l’équipe de M. Ryser. Tant mieux pour eux. Tant pis pour nous si cela signifie un permis de persévérer. Faut-il en pleurer ? Autant en rire, même jaune !