Le Deutsche Oper réussit un formidable tour de force en proposant, à l’occasion du passage à la nouvelle année, trois représentations de Fledermaus en 33 heures, avec, juste avant cela, un Barbier dont nous rendions compte par ailleurs. Il faut saluer cette prouesse technique et artistique dont peu de maisons dans le monde sont capables. Toutefois, les jauges étaient loin d’être à leur maximum, nombre de sièges vides ont pu rappeler à certains le concert que donna naguère (novembre 2017) Rolando Villazón à la Philharmonie de Berlin dans une salle que nous dirons à moitié pleine seulement.
Rolando Villazón en effet, fut salué lors de la présentation de la saison 2017/2018 du Deutsche Oper comme la tête d’affiche, en tant que metteur en scène de cette nouvelle production, par ailleurs dépourvue d’autres têtes d’affiches (d’aucuns se souviendront qu’en 1973, le Deutsche Oper avait su convoquer Janowitz en Rosalinde et Fassbaender en Orlowsky). On attendait bien sûr cette production car on voulait découvrir la vision de notre Rolando, dont on connaît aujourd’hui les talents d’entertainer, présentateur ou coach. On était resté sur notre faim lors de ses premiers essais en tant que régisseur et Berlin bruissait depuis la première en avril des avis si partagés sur cette Fledermaus.
© Thomas M. Jauk
On ne fera pas le procès au metteur en scène de s’être emparé à la va-vite de la pièce et d’avoir bâclé le travail. Bien au contraire, notre homme avait une idée en tête et il l’aura portée et affichée sans relâche ni faiblesse trois longs actes durant, dût-il infliger au spectateur une overdose de signifiants !
Pour faire simple : selon Villazón, la légèreté des mœurs (à l’origine du livret il y a une pièce légère) a toujours été et sera de tout temps. Ou encore : de tout temps, l’homme tente de tromper sa femme qui ne se laisse pas faire et finit par le confondre, nous l’allons démontrer…
Pour illustrer la persistance temporelle de cette bien pauvre thématique, les trois actes se dérouleront donc à trois époques différentes : le premier dans un salon grand-bourgeois des années 1875 (jusque là tout va bien…), l’acte II (censément être la fête chez Orlowsky) dans un foutu et sinistre tripot du Berlin-Est des années 1960 avec posters de Khrouchtchev, Staline ou Gagarine à la clé. Les murs sont gris, les néons aveuglants et l’ambiance sinistre. Quant à l’acte III, il se situera dans une station spatiale d’un futur éloigné et robotisé type « 2001 Odyssée de l’Espace » (les premiers accords de Also sprach Zarathustra sont du reste entamés par l’orchestre).
Si toutefois le spectateur n’avait pas compris le message moult fois martelé, une montre molle tout droit issue de la « Persistance de la mémoire » de Dali relie la scène à l’avant-scène, sur laquelle un SDF passe deux actes assis à faire la manche aux personnages qui passent devant lui avant de monter sur scène ou en en sortant – tout cela pour nous rappeler bien évidemment que la problématique des maris volages est toujours d’actualité, ouf !
On aura tellement asséné le message, on aura tellement trituré le livret qu’au final l’essence même de la pièce s’est évanouie. Et l’essentiel, l’esprit de cette Fledermaus, il est fait de ce que les Allemands ou les Autrichiens appellent le Witz, tout d’humour fin, de légèreté, de traits d’esprit, ici d’esprit viennois. Là, point d’humour, encore moins de légèreté et plus aucun esprit viennois (sans même parler des dialectes et accents proposés qui sont tout sauf viennois) mais des dialogues qui tombent à plat, des ajouts d’histoires drôles sans aucun Witz, et au final l’envie qu’on en finisse et que tout rentre dans l’ordre… ou pas.
Le plateau vocal de la représentation en matinée à laquelle nous assistons est entièrement issu de la troupe du Deutsche Oper. De toute évidence tout ce petit monde est complice, se trouve sur scène sans difficulté et nous gratifie de quelques jolis ensembles.
On remarquera particulièrement l’Adele de Alexandra Hutton. Voix souple et enlevée, jeu engagé. La Rosalinde de Hulkar Sabirova n’est guère crédible dans son jeu et sa diction de l’allemand. La voix en revanche, même si la légèreté n’en est pas la vertu première, est solide, possède de beaux médiums et s’épanouira sans doute bien mieux dans des parties plus corsées (elle chante déjà Norma et Lucia).
Le Prince d’Annika Schlicht nous semble bien jeune, l’accent slave est surjoué et obère le naturel de l’ensemble. Chez les hommes, on apprécie les belles qualités vocales de Burckhard Ulrich en Gabriel ; Stephen Bronk, aux graves profonds et assurés est excellent en gardien de prison dépassé par les événements. Philipp Jekal en Falke et Florian Teichtmeister en Frosch complètent très favorablement le plateau.
L’orchestre du Deutsche Oper dirigé par Stephan Zillias nous livre une partition soignée (l’ouverture fut particulièrement réussie) mais non exempte de petites irrégularités. À sa décharge, un rythme de représentations en ce changement d’année impressionnant et qui nous laisse admiratif.