Si le folklore lyrique veut pour certains opéras italiens les quatre ou cinq meilleurs chanteurs du monde, c’est oublier un peu vite que le répertoire germanique n’est pas avare en rôles ardus. Tel est notamment le cas de Die Frau ohne Schatten, à la fois quintessence et synthèse, entre le style châtié d’un Rosenkavalier et l’impact tellurique d’une Elektra. Comment alors ne pas s’enthousiasmer face à la distribution proposée par la Staatsoper de Berlin dans le cadre de Festival de Pâques ?
A commencer par Burkhard Fritz. En Empereur, le ténor surmonte une écriture sadique avec style, musicalité et une apparente facilité que seul l’aigu final escamoté de sa grande scène au deuxième acte vient contredire. On ne peut pas encore le comparer au regretté Johan Botha, mais il constitue un successeur digne de ce nom. Le Barak de Wolfgang Koch est lui déjà bien connu. Si l’endurance et l’ambitus sont toujours les mêmes, la voix a désormais gagné en rondeur et en chaleur rendant le personnage d’autant plus humain et émouvant. Effrayante et méphistophélique à l’inverse, Michaela Schuster use pour dépeindre la Nourrice de la noirceur de son timbre, de la raucité de couleurs crépusculaires tout en recourant fréquemment à un strict sprechgesang du plus bel effet. La mezzo allemande maitrise parfaitement cette mise en scène qu’elle connaît depuis sa création à Milan. D’où peut-être son ostensible jubilation à porter des ailes noires de démon, à lancer des sorts et à faire des grimaces inspirées de tableaux expressionnistes. Apres ses phénoménales Elektra (voir ici), quel autre rôle pouvait mieux convenir à l’incendiaire Iréne Theorin que celui de la Teinturière ? Si l’on sort étourdi d’un deuxième acte ou chaque aigu dardé lacère les cintres du Schiller Theater, on apprécie aussi la façon dont ce volume torrentiel se canalise en demi-teintes frémissantes d’amour et de désir tout au long des premier et dernier actes. Cette prise de rôle est saluée d’une ovation méritée tant le personnage apparaît déjà abouti. Acclamations décuplées pour Camilla Nylund. A aucun moment il est possible de soupçonner qu’il s’agit là de sa première Impératrice tant la soprano finlandaise semble déjà familière de la partition. Les quelques acrobaties vocales de sa scène d’entrée donnent le « la » d’un chant irréprochable qui se joue des écarts de registre. Le timbre cristallin installe d’emblée le personnage dans les éthers adéquats. Un volume insoupçonné prend le relais dans les ensembles. Un charisme naturel complète la proposition. La mise en scène sait intelligemment l’exploiter.
© Hans Jörg Michel
Fidèle à son mode opératoire, Claus Guth va chercher dans l’époque de la composition la clé d’interprétation de l’œuvre. Le compte-rendu de Brigitte Cormier à Londres décrit dans le détail les ressorts qui l’animent. Ajoutons simplement que le travail du metteur en scène allemand présente un double avantage : offrir une lecture forte et pertinente (le freudisme naissant et la psyché féminine) d’un ouvrage riche et complexe, et ce, sans tomber dans le travers d’un regietheater bête et obtus. Avec le concours de Christian Schmidt (décors et costumes au bestiaire remarquable) et Olas Winter (lumières), le conte inquiétant d’Hofmannsthal prend lui aussi vie. L’action reste lisible de bout en bout. Stéphane Lissner était l’instigateur de cette production, et si l’adaptation à la scène de la Bastille est possible, on ne saurait que trop plaider pour son importation à Paris.
Dans la fosse, la Staatskapelle de Berlin, ses couleurs fauves, ses solistes élégiaques dirigés par un Zubin Mehta inspiré… La soirée frise la perfection. Seule ombre au tableau la fin du deuxième acte bien sage comparée à d’autres lectures récentes mais qui respecte parfaitement les parti pris du chef d’orchestre. Celui-ci s’ingénie en effet à mettre en lumière les nombreux leitmotivs évocateurs tout en les fondant dans un discours ample et contrasté. Cette dissection, à l’image de la proposition scénique, ne néglige pas pour autant lyrisme et poésie.