Créée fin 2013 dans la louange générale, reprise presque chaque année depuis, Die Frau ohne Schatten retrouve la direction géniale de Kirill Petrenko dans la mise en scène non moins inspirée de Krzysztof Warlikowski. Deuxième journée du festival d’été de la Bayerische Staatsoper après Die Gezichneten la veille et continuité thématique entre deux compositeurs contemporains réunis par le même metteur en scène.
Cette proposition a été commentée ici-même par deux fois et ce n’était pas de trop tant le polonais et sa fidèle équipe technique plongent dans les méandres symboliques de l’ouvrage et la psychologie complexe des personnages. Trois années plus tard le spectacle n’a pas pris une ride et s’offre toujours aux regards émerveillés. Tout commence dès que le noir se fait dans la salle : la projection du film d’Alain Resnais, L’année dernière à Marienbad, transporte le spectateur dans cet étrange hôtel-palais, dans ces jardins à la française trop bien ordonnés pour être vrais où un narrateur nous abreuve jusqu’à l’ébriété de descriptions cependant qu’un couple se perd, dans tous les sens du terme, en des scènes cent fois répétées. L’action se passe donc dans un hôtel, entre ses suites aux étages supérieurs et son sous-sol où s’affairent les teinturiers. Deux couples se déchirent : par la peur du temps qui passe chez l’impératrice (c’est aussi le sens du décret de Keikobad) ; par une vie infertile chez la teinturière qui saisit la première occasion pour se dévergonder. Fidèle aux lignes de force du livret, soucieux de coller quasi chorégraphiquement à la musique, Krzysztof Warlikowski va au bout de cette logique jusqu’à un lieto fine ambivalent.
© Wilfried Hösl
La présence du metteur en scène à Munich (pour la nouvelle production de Die Gezeichneten) a du bon. Il peut ainsi diriger la distribution en partie renouvelée. La disparition de Johan Botha met Burkhard Fritz sur le devant de la scène. S’il fait montre de la même aisance qu’à Berlin il y a trois mois et du même style léché, le volume reste plus confidentiel. Michaela Schuster se distingue une fois encore comme la Nourrice de son temps où son timbre noir, ses accents maléfiques et son chanté-parlé prosaïque épousent l’esprit retors du personnage. Ici, elle succède à la présence magnétique de Deborah Polaski sans dépareiller. Ricarda Merbeth retrouve le rôle de l’Impératrice, plus de dix ans après ses débuts toulousains. La fraicheur de la voix installe d’emblée le personnage, son émission fluide réduit les écarts de registres au rang de simple formalité et ses réserves lui confèrent la puissance pour briller dans les ensembles. Seul le grain toujours capiteux de la voix la prive de l’évanescence de l’Impératrice. Le couple des teinturiers s’impose comme le pilier de cette production, au sommet de l’interprétation des facettes de leur personnage. Le Barack de Wolfgang Koch gagne à chaque représentation en humanité vocale et en bonhomie scénique. Elena Pankratova, Teinturière déjà iconique à Munich et à Londres, semble cette année s’être donné comme objectif de rivaliser avec les bourrasques de décibels que Kirill Petrenko darde depuis la fosse.
Car la direction du chef russe est tout ce qu’en décrivait Christophe Rizoud en décembre 2013… et plus encore. Oui, l’orchestre façonné par ses gestes laisse apparaitre la montagne de détails et de couleurs disséminés par Strauss. Oui, le drame, attisé comme du fer rouge par le souffle sonore du russe, saisit l’auditoire dès le thème d’entrée de Keikobad martelé comme une sentence. Le final du deuxième acte, où Elena Pankratova et Michaela Schuster sont insubmersibles, rend quasi inutile la vidéo de tsunami, tant l’orchestre nous lamine avant de tout à fait nous piétiner sur les trois derniers accords. Noirceur et violence qui trouvent leur parfait pendant dans un lyrisme arrivé à pleine maturité. Un supplément d’âme qui surgit au détour des phrases, enchante les codas du premier et dernier acte, et seconde violon et violoncelle lors de deux solos à faire pleurer les pierres.