Chef gardien d’une certaine tradition interprétative et d’une certaine manière de manager les orchestres et les équipes artistiques autour de lui, Christian Thielemann continue de faire vivre le Festival de Pâques de Salzbourg. Cette année, le choix de la nouvelle production scénique s’est porté sur Die Meistersinger von Nürnberg, en coproduction avec la Semperoper de Dresde où il officie et où il dirigera les reprises à l’automne prochain. Disons le tout de go, la réussite de la soirée repose principalement sur la lecture qu’il fait de l’oeuvre. Directeur musical parfois «control freak», capable d’étouffer un orchestre dans un gestuelle raide et austère, il est ce soir complètement libéré et la Staatskapelle de Dresde avec lui. Il réussit avec brio la double gageure qu’il décrit dans le programme du spectacle : suivre la musique de Wagner, ses quelques 50 leitmotive, ses ambiances, ses traits comiques et cinglants d’une part, et, d’autre part, maintenir un langage cursif propre à faire avancer l’action. Réussite totale. Rarement on aura entendu autant de détails sans aucun maniérisme et dont le docte exposé de David au premier acte constitue un brillant exemple. Instrument après instrument, à la manière de concertini pour voix et solistes, l’orchestre et un fantastique Sebastian Kohlhepp (on y reviendra) dépeignent avec justesse chacun de ces tons aux noms évocateurs et embaumeurs. Sur une oeuvre aussi longue, on pourrait multiplier les exemples, constatons simplement que pas une occasion n’est manquée et que les solistes, les pupitres et l’orchestre dans son ensemble se montrent brillants. A ce sens accru du détail, s’adjoint le geste du Christian Thielemann des grands soirs, un geste ample, une plénitude du son qui réussit les crescendo les plus intenses, maintient cohésion et précision – notamment lors de bienvenus points d’orgue – et une patte sonore toute dédiée à la situation théâtrale.
© Monika Rittershaus
Le théâtre justement, c’est tout le propos de Jens-Daniel Herzog qui signe ici sa deuxième mise en scène des Meistersinger. Nous sommes bien à Nuremberg, non pas au Moyen-Age de carte-postale élu par Wagner mais au Staatstheater de Nuremberg, celui-là même que Jens-Daniel Herzog dirige depuis peu. Ce n’est donc même pas (ou très peu) le théâtre dans le théâtre que nous donne à voir cette mise en scène mais bien une tranche de vie d’un théâtre. Cela permet de régler tout un tas de problèmes soulevés par l’œuvre : donner dans les rubans et concomitamment adopter une scénographie “moderne”, embrasser le discours sur l’art (mais pour dire quoi?) ou encore solutionner le dernier monologue nationaliste de Sachs, que le chœur des assistants et figurants du théâtre reprend sur “scène”, royaume du faux. Mais cela crée aussi pas mal de confusion : qui sont ces gens ? Peut-être Sachs est-il le surintendant qui se dispute avec son board (les maîtres chanteurs) pour faire évoluer la tradition de son théâtre. Mais que vient faire Walther dans tout ça ? Peut-être n’est-il que le ténor du coin qui a envie de ravir la soprano au baryton. Verdi n’est plus très loin. En somme, l’ensemble est suffisamment malléable et les mises en abyme tellement nombreuses que les incohérences peuvent être levées facilement. C’est bien, mais cela n’aide guère à faire sens au global. Restent une succession de scènes réussies, des plus comiques (le balcon du deuxième acte) au plus dramatiques (les aveux d’amour d’Eva à Sachs).
Le plateau vocal réunit des chanteurs aguerris dans leur rôle respectif ou dans le répertoire wagnérien. Las, le dispositif scénique, si ingénieux puisse-t-il être, s’avère être un piège à son et tous souffrent d’un manque récurrent de projection que seul un positionnement à l’avant-scène atténue. L’acoustique du Festspielhaus ne les aide guère (Jonas Kaufmann aussi en avait aussi fait les frais). Incroyable donc de devoir parfois tendre l’oreille pour apprécier la ligne élégante de Klaus Florian Vogt, Walther colérique et facétieux. Même Georg Zeppenfeld semble parfois effacé. La basse allemande ne souffre pourtant pas de sous-dimensionnement. Dommage, car pour une prise de rôle (sauf erreur de notre part), il épouse déjà toutes les facettes du cordonnier (jovial, ironique mais aussi triste voir dépressif) et affiche une belle endurance et belle vaillance jusque dans son monologue final. C’est moins surprenant pour la mozartienne Jacquelyn Wagner, dont l’Eva milanaise passait la rampe de belle manière. La soprano se réserve donc pour le troisième acte où elle délivre un chant aussi audible que cristallin menant le quintette par le souffle et la sobriété. Christa Mayer s’en tire avec les honneurs même si l’on a entendu Magdalena plus volubile. Sebastian Kohlhepp (David) a la chance de voir sa grande tirade placée à l’avant de la scène. Il peut d’autant plus faire montre de son apprentissage des tons et mélodies du maître chanteur. Après le premier acte, c’était sûr, il serait fait compagnon ! On ne présentera plus Adrian Eröd dont le Beckmesser court les scènes européennes avec le même succès. Salzbourg ne fera pas exception. Pour une fois, nos maîtres sont confiés à des chanteurs dans la vigueur de l’âge plutôt qu’à des chanteurs en fin de carrière. De quoi donner de la voix et vaincre le dispositif scénique ! Les chœurs enfin sont fortement mis à contribution. Bien entendu pour leur partie vocale couronnée par un “wacht auf” surpuissant et lumineux, tenu au-delà du raisonnable mais surtout pour figurer et animer cette micro-société qui se chamaille, se concurrence et se réconcilie par la grâce de l’Art.