Beaucoup d’émotions au sortir de la première journée du Ring des Nibelungen version berlinoise de Tcherniakov/Thielemann. Des émotions, mais aussi des questions et quelques regrets.
Mais commençons par le meilleur et, du coup, par la fin. Lorsque le couple Wotan-Brünnhilde vient saluer, quelques secondes après le baisser de rideau, l’émotion ne submerge pas seulement une salle qui s’est levée comme un seul homme, mais aussi les deux protagonistes, Michael Volle et Anja Kampe qui tombent dans les bras l’un de l’autre de longues secondes durant et se présentent à nous, exténués de leur effort et comme tétanisés par le flot de bravi qui leur parvient.
Il faut dire qu’à ce moment, nous sortons d’un troisième acte musicalement d’anthologie, avec d’abord et avant tout un Volle marchant sur l’eau, qui attire sur lui tous les regards et captive comme un aimant. La métamorphose entre le père colérique à son arrivée au milieu de ses Walkyries, renversant tout sur son passage et, une heure et quart plus tard, le père adorateur de sa fille qui quitte celle-ci après un ultime et interminable baiser, est confondante.
© Monika Rittershaus
Comment, au terme d’une telle prestation (le rôle de Wotan dans Walkyrie est redoutable de longueur et de difficultés) arriver encore à insuffler autant de nuances, à dire les mots avec une telle précision, à préserver la beauté, la chaleur, l’ampleur de la voix, sans l’ombre d’un fléchissement ? Cette question est partie pour nous hanter longtemps.
Dès le début du II, le Wotan de ce soir n’avait rien à voir avec celui d’hier. Tout était déjà en place et son monologue (« Was keinem in Worten ich künde »), qui, pour certains, passe pour une des rares faiblesses de la partition, par sa longueur notamment, est déjà tellement habité qu’il nous oblige à suivre pas à pas l’histoire, sa propre histoire, qui nous est dite. Y a-t-il aujourd’hui meilleur titulaire du Wotan (Die Walkyre) ?
La même question se pose pour la Brünnhilde de Anja Kampe. Là encore son duo du III avec Wotan atteint les sommets et les pleurs qui sont les siens au moment où, acceptant de plein gré la terrible sentence du père, elle va pour le quitter sans pouvoir y parvenir seule, semblent si authentiques qu’ils nous transpercent nous aussi. Mais il y a surtout le chant, la conduite impeccable de la voix, sans aucun relâchement, sans l’ombre d’une faiblesse notamment dans le premier duo avec Wotan au II. Et puis son entrée fracassante au I, l’une des plus difficiles du répertoire, dont elle se joue avec une apparente aisance. Ces deux-là ont formé, l’espace d’une soirée, un couple dont on se souviendra.
© Monika Rittershaus
Il serait injuste de ne pas associer deux autres protagonistes dans ces éloges superlatifs. D’abord la Sieglinde de Vida Miknevičiûtè. Et louer son jeu d’actrice, troublant de sincérité. Et puis la voix que nous découvrons ce soir ; elle sait allier la douceur quasi mélodieuse dans son étreinte avec Siegmund et la force brutale quand elle se rend compte qu’elle ne pourra suivre son frère/amant. Tout cela avec un naturel ! Enfin la Fricka de Claudia Mahnke, déjà remarquée dans Rheingold, assoit son autorité sur Wotan grâce au tranchant de la voix. Rôle court, dense et déterminant pour la crédibilité de la scène.
Voilà donc pour les émotions, qui seront certainement, une fois le tamis du temps passé sur les aspérités, ce qui nous restera de ce spectacle. Et c’est en soi tellement précieux. Mais il y a aussi quelques ombres au tableau, questions et regrets.
La mise en scène de Tcherniakov tient-elle toujours la route, au terme de ce deuxième opus du cycle ? Poser la question c’est y répondre un peu. Les sifflets entendus à la fin du II disent les incohérences qui affleurent, et interrogent les libertés prises (inutilement ?) avec la trame originelle. Ainsi, pourquoi Hunding (l’excellent Mika Kares qui était Fasolt dans Rheingold) ne tue-t-il pas Siegmund (celui-ci, un dangereux évadé, est finalement tabassé et exfiltré par les forces de l’ordre) ? Et pourquoi, toujours à la fin du II, Wotan laisse-t-il repartir Hunding sans le tuer ?
Des incohérences apparaissent aussi : l’épée, censément fichée dans le frêne, apparaît bizarrement plantée dans le mur mitoyen de l’appartement de Hunding et Sieglinde. Voir Siegmund s’en emparer, alors qu’il aurait plutôt, en tant que criminel en fuite, besoin d’être armé lourdement pour fuir la police (Hunding est un policier lui-même armé jusqu’aux dents), prête à sourire et interroge la cohérence du propos.
Autre exemple : la représentation du rocher entouré du feu qui protègera le sommeil de Brünnhilde est proche du ridicule. Nous sommes dans un amphithéâtre : Wotan et sa fille mettent en cercle des chaises et, pour simuler les flammes, Brünnhilde s’empare d’un gros feutre orange et dessine des flammèches sur toutes les chaises ; tout cela est bien pauvre.
En revanche, Tcherniakov maintient son idée exposée au prologue et, du coup, l’unité de lieu. L’action se passe entièrement dans l’entreprise E.S.C.H.E., entre le bureau de Wotan et le logement attenant, occupé par Hunding et Sieglinde. Quand Sieglinde et Siegmund veulent s’enfuir pour échapper à Hunding, ils vont se perdre dans les labyrinthes du sous-sol, là-même où sont entreposées les cages à lapin. Et toujours de bonnes idées dans la conduite de l’action comme ce contrat que Fricka oblige Wotan à signer comme engagement à ne plus rien faire pour sauver Siegmund du danger.
Au nombre des regrets il faudra citer le premier acte manqué du Siegmund de Robert Watson. Il n’aura tenu le rôle dans de bonnes conditions qu’une dizaine de minutes, puis ce fut un long chemin de croix pour parvenir à la fin du I. Voix prise en défaut (malgré un « Wälse ! » tenu plusieurs secondes), prononciation du coup hasardeuse. Heureusement, l’entracte de quarante minutes et la difficulté moindre du rôle au II lui auront permis de terminer très correctement la soirée.
Et puis redisons nos réserves sur l’orchestre de la Staatskapelle. Comme la veille, ce n’est pas la vision, magistrale, de Christian Thielemann qui est en cause, mais son exécution. Trop de notes approximatives, trop de décalages, qui donnent un sentiment d’inachevé.
Mais qui ne nous feront pas oublier l’inoubliable de la soirée.