Deuxième épisode de cet ancêtre de Game of throne qu’est Der Ring des Nibelungen, Die Walküre veut pour accomplir son office cathartique une conjonction de paramètres artistiques si improbable que l’équation paraît à première vue impossible à résoudre. Et pourtant…
Bordeaux prétexte son auditorium pour entreprendre l’ascension de cet Everest lyrique. L’orchestre wagnérien, trop important pour la fosse du Grand Théâtre, fut un des arguments en faveur de l’édification du bâtiment en 2013. Les contraintes en sont connues. L’absence de cintres et de dégagement, latéral et arrière, impose des représentations scéniques à plat, comme privées de 3e dimension. A défaut de pousser les murs, Julia Burbach charge un écran géant, dupliqué par un jeu de miroirs, d’introduire une profondeur fictive. On craint que l’usage des vidéos ne devienne envahissant. Il n’en est rien. L’image, devenue abstraite au 2e et 3e acte après s’être longtemps figée sur un arbre dont le scintillement magique semble emprunté au Monde de Narmia, se place au service de l’action. Œil de Wotan ? Radiographie de son inconscient ? Tal Rosner, le vidéaste, jette des couleurs sur la musique de Wagner. Élément clé du spectacle trop souvent négligé dans nos analyses, les costumes imaginés par Clémence Pernoud entre heroic fantasy et Guerre des étoiles, collent au plus près des personnages et participent à leur caractérisation. Ces Walkyries, en cuissardes et robe cintrée, cette Fricka punkette de cuir rouge vêtue, ce Wotan aux épaules couvertes d’un lourd manteau de plumes noires ont les habits de l’emploi. Comme fracassé par une secousse tellurique, le plateau est un champ de bataille dont le relief favorise le mouvement, pensé en étroite relation avec le livret et la partition.
La quête wagnérienne d’art total trouve son aboutissement lorsqu’à ce dispositif scénique pluri-artistique s’ajoute un flot musical dominé d’un geste large par Paul Daniel. Les quatre-vingt-dix-sept instrumentistes en fosse, installés dans des conditions optimales d’après le directeur musical de l’Orchestre national Bordeaux-Aquitaine, avec de l’espace mais « suffisamment près les uns des autres pour pouvoir s’entendre et jouer ensemble » bénéficient d’une acoustique favorable aux nuances et aux dynamiques. Dans une gestion habile des volumes sonores, aucune intention n’échappe à l’oreille du spectateur attentif sans que cette lecture ne vire à la démonstration ou la surenchère d’effets. Ainsi ce Winterstürme d’un lyrisme délicat, ainsi cette Chevauchée où les cuivres n’écrasent pas les cordes, et cet embrasement final dont le tympan ressort indemne. Ainsi ces duos fleuves, ces soliloques ininterrompues qui ne nous semblent jamais longs parce qu’animés d’une éloquence orchestrale en symbiose avec la performance vocale.
© Eric Bouloumié
Il faut en effet parler de performance lorsque des chanteurs parviennent ainsi à surmonter les tensions d’une écriture extrême. Ils fourbissent pour la plupart leurs premières armes dans leur rôle. Face au Hunding policé de Stefan Kocàn, Sarah Cambidge et Issachah Savage sont des Wälsung tout juste sortis du berceau, ou presque. La soprano est actuellement en seconde année du programme Adler Fellow du San Francisco Opera. La carrière du ténor a débuté il y a moins de dix ans. C’est jeune pour Siegmund mais tellement proche d’une forme d’idéal lorsque le timbre comme ici n’est affecté d’aucune blessure, que la ligne se déploie en un fil continu sur des crêtes escarpées, que l’aigu jaillit sans effort, que la vaillance l’emporte sur la force. Tout comme sa partenaire, il lui reste à mieux gérer l’ascension émotionnelle du premier acte pour que le point d’acmé intervienne dans le duo du printemps et non dans des « Walse » à la longueur confortable. A ce Siegmund juvénile, Sarah Cambidge offre l’exacte réplique : Sieglinde enthousiaste, ardente, sincère dont seul un vibrato trop prononcé altère la conduite d’un chant qui ne demande qu’à s’épanouir dans des rôles moins exigeants avant de repartir à la conquête des cimes wagnériennes.
Que de promesses aussi dans le mezzo-soprano orgueilleux d’Aude Extrémo. Fricka reste un emploi secondaire mais la scène de ménage, si souvent considérée comme un tunnel par bon nombre de commentateurs devient homérique lorsqu’elle est ainsi empoignée par une voix d’une telle étoffe et un tempérament d’une telle présence. Même le Wotan solide d’Evgeny Nikitin agite le drapeau blanc. L’extinction de voix dans ce même rôle à la Philharmonie l’an passé, due à un reflux gastrique, n’est qu’un mauvais souvenir. Le Maître du Walhalla exerce ici un pouvoir que l’on qualifierait ailleurs de jupitérien. Le chant est noir comme le bandeau qui lui barre l’œil. Il y a du Klingsor dans ce Wotan péremptoire dont jamais la puissance, ni l’éclat ne sont pris en défaut. Peu d’interrogations, y compris dans le monologue, mais au contraire une autorité d’une violence implacable. Le contraste avec la scène finale où, submergé par ses émotions, le Dieu accepte le murmure, n’en est que plus saisissant. Le père endort la fille d’un baiser chaste, épuisé par un combat d’où il sort de nouveau vaincu, loser magnifique face une Brünnhilde incandescente. Ingela Brimberg n’est pas seulement une vierge casquée dont les notes les plus hautes frappent comme des flèches de lumière. La soprano, après avoir chanté Sieglinde en concert, se jette corps et âme dans le rôle de La Walkyrie qu’elle n’avait auparavant interprété qu’en version abrégée au Theater An Der Wien. Quelle maîtrise déjà des moindres contours psychologiques et vocaux, ne serait-ce que des « Hojotoho ! » liminaires sur lesquelles tant trébuchent. Le duo avec Siegmund voudrait graves plus sépulcraux mais tout le reste est mené avec une intelligence confondante. Un mot enfin sur les huit Walkyries en voix accordées et en fleur, à rebours du cliché de la guerrière tonitruante aux nattes blondes et au tour de poitrine éléphantesque.