Depuis 1998, le festival d’Erl est qualifié de « Bayreuth autrichien ». Tout le répertoire wagnérien y a été donné, et le Ring déjà de nombreuses fois, quasiment tous les deux ans, en général en totalité sur quatre jours. Depuis le changement de direction, quatre ans seront nécessaires pour voir la totalité. En 2021, Das Rheingold a marqué un renouvellement complet des équipes artistiques, sous la houlette de Brigitte Fassbaender. On retrouve cette année la même équipe, dont on apprécie l’adéquation au lieu – le Passionsspielhaus, théâtre de la Passion d’Erl – et l’implication, tout en exprimant les mêmes réserves : orchestre en fond de scène, chef relié aux chanteurs uniquement par des écrans vidéo archaïques, bref les conditions ne sont pas idéales, mais le tout fonctionne plutôt bien.
L’intérieur petit-bourgeois du Rheingold est devenu minimaliste, avec une table et une chaise, laissant la part belle aux protagonistes. D’aucuns jugeront que c’est un peu dommage de ne pas avoir conservé des liens scéniques d’une œuvre à l’autre, mais à un an d’intervalle, cela paraît de moindre importance. Comme l’an dernier, ce sont les projections vidéo de Bibi Abel qui dessinent l’espace, peut-être mieux encore, avec notamment d’impressionnantes carrières où les petites lumières de l’orchestre scintillent comme autant de minuscules lucioles à travers le voile cachant l’orchestre. Et le côté imagerie spectaculaire de ce décor en vidéo reste à sa place sans jamais écraser les protagonistes. Les éclairages de Jan Hartmann sont parfois un peu blafards, notamment aux deuxième et troisième actes, et n’aident guère à unir deux protagonistes alors seuls en scène. Les costumes de Kaspar Glarner donnent cette fois dans le noir gothique, imposant à l’ensemble de la production un aspect sinistre et glauque, sauf pour Sieglinde dont la robe printanière et les ballerines surprennent dans l’environnement rude et neigeux de la cabane du premier acte. Quant aux bottes à lacets et jupettes largement fendues des Walkyries, peut-être sont-elles le dernier recours vers un machisme féminin ?
© Tiroler Festspiele Erl – Xiomara Bender
De fait, la mise en scène de Brigitte Fassbaender, bien ancrée dans le classicisme, reste sans grande invention. Tout est bien en place, même si l’on se demande ce que fait un salon petit-bourgeois dans la hutte forestière du premier acte. La direction d’acteurs semble avoir été bien assurée, notamment dans les nombreux duos, mais aussi grand soit le talent des interprètes, ils n’arrivent pas à convaincre toujours. Côté pointes d’humour – si jamais l’œuvre en comporte – la metteuse en scène s’appuie sur une Fricka truculente, et tourne une des premières répliques de Brünnhilde de manière à faire rire la salle… Quant au Loge qu’elle fait apparaître à la fin, genre playboy à l’italienne en costume jaune vulgaire, on se demande quel message il est censé porter ? Mais on s’ennuie quand même un peu. Peut-être cela est-il dû à une direction d’Erik Nielsen qui manque parfois d’allant, et ne détaille pas toujours assez la partition. A cet égard, à la fin du troisième acte, les détails cristallins qui en font le charme, perdus dans la masse orchestrale, sont quasiment inaudibles.
C’est donc du côté des voix que l’on va chercher l’intérêt majeur de la représentation, et on doit constater que l’ensemble est de fort bonne qualité. Dès le début, on est subjugué par la voix claire et la belle prononciation d’Irina Simmes (Sieglinde), aux aigus assurés et à la belle ligne de chant, égale sur toute la tessiture. À ses côtés, Clay Hilley (Siegmund) atteste après son récent Siegfrid de Berlin qu’il est un des chanteurs wagnériens de la jeune génération avec lequel il faudra compter. La voix est forte et expressive, mais surprend par des moments d’une infinie douceur. Encore pétri d’un enseignement passéiste (tenir la note en pivotant sur soi pour que tous les spectateurs, de la cour au jardin, l’aient bien entendue !), il a en lui la puissance à la fois physique et vocale tout à fait adaptée. Il lui reste à acquérir pour ce rôle tout ce que Jon Vickers et d’autres lui ajoutaient…
© Tiroler Festspiele Erl – Xiomara Bender
On retrouve avec plaisir le Wotan du Rheingold, Simon Bailey, qui confirme ce soir qu’il est un des très bons titulaires du rôle. Son interprétation, tout en finesse, est faite à la fois d’autorité et de complicité avec sa fille. La voix emplit sans mal la vaste salle, et le jeu de l’acteur, même s’il est parfois un peu répétitif et trop plein de compassion, reste tout à fait attachant. À ses côtés, la Fricka de Claire Barnett-Jones est impressionnante à tous points de vue, et se donne totalement au rôle, dont elle remplit les caractéristiques tant vocales que scéniques, créant une excellente composition qui rend leur duo bien percutant. La voix est chaude et forte, et parfaitement équilibrée avec celle de son partenaire. Christiane Libor (Brünnhilde) mêle plusieurs qualités, sa puissance vocale intacte alliée à des nuances souvent délicates, l’endurance aussi puisqu’elle ne paraît guère fatiguée à la fin de la représentation, et le jeu scénique qui certes, manque de finesse, mais a au moins l’avantage de l’efficacité. Mais sa Brünnhilde, peut-être trop d’un bloc, ne touche pas vraiment et surtout ne paraît pas véritablement autonome, entre son père et les walkyries. Un Hunding (Anthony Robin Schneider) un peu trop « méchant de théâtre populaire », mais très en voix, et d’excellentes walkyries complètent la distribution.