Cette production de la Walkyrie fut donnée à l’Opéra de Bordeaux sur la scène de l’Auditorium il y a juste un an, en mai 2019. Cet ouvrage n’avait pas été affiché dans cette ville depuis 1987. Aussi, après plus de trente ans d’absence, les Bordelais attendaient avec une fiévreuse impatience le retour de l’épisode le plus populaire du Ring.
Julia Burbach, à la limpide mise en scène, a su valoriser l’espace scénique ingrat de la salle, en offrant des images séduisantes et des jeux adaptés d‘une grande pertinence. Des projections permanentes d’images psychédéliques sur des paravents et sur le sol, créations de Tal Rösner, suffisent à créer l’intensité dramatique de cet opéra. Sur les côtés, des panneaux miroirs apportent toute la profondeur scénique en multipliant les angles de vues sur les chanteurs et les projections, créant ainsi un imaginaire sans fin. Esthétiquement, c’est beau et très efficace. Même si le rendu de la captation avec une seule caméra placée en fond de salle, sans aucun gros plan, semble un peu plat, le résultat reste assez fidèle à la série des trois représentations bordelaises devant une salle archicomble. La plupart des projections vidéo symbolise les thèmes musicaux et dramatiques évoqués dans l’opéra. On y trouve l’œil très coloré d’un loup-Wotan, les principaux anneaux en clins d’œil à la déesse du mariage et au cercle de feu final… Deux séquences restent inoubliables : à la fin deuxième acte, celle où Fricka, victorieuse, apparaît en fond de scène pour remercier Hunding d’avoir exaucé son vœu en tuant Siegmund et le tableau final de l’œuvre, où Wotan reste quelques longs instants assis sur le rocher auprès de sa fille endormie avant l’embrasement magnifiquement représenté par l’image.
Côté chanteurs, c’est un festival de décibels qui est offert mais pas n’importe quels décibels. Ils sont de ceux qui émeuvent et enchantent, de ceux qui comme la lance de Wotan vous transpercent le cœur et l’estomac et de ceux qui nous laissent sans voix. Le tout dans un écrin velouté d’émotions. Le Hunding de Stephan Kocan a toutes les qualités du méchant et macho prêt à tout. Sa basse profonde laisse passer des frissons de peur. La Fricka de Aude Extrémo, à la tessiture sombre d’une Erda, et à l‘allure altière de grande déesse, offre de splendides intonations colorées, aux contours envoutants sortis des profondeurs de sa voix. Evgeny Nikitin dans Wotan, impressionne toujours par sa stature physique et sa présence vocale. Très en forme il nous offre un Wotan de très haut niveau. Sa scène des Adieux est un grand moment d’émotion. Issachah Savage, qui avait enflammé le public de Toulouse avec son Bacchus d’Ariane à Naxos, aborde son premier Siegmund avec une simplicité et une humanité saisissante. Il aime Sieglinde et le fait savoir par des accents suaves et engagés. D’une bouchée, il avale son « Wälse ». Sarah Cambidge en Sieglinde, sœur et amante, est une découverte exceptionnelle. Son timbre charnel et sa projection particulièrement puissante, sont impressionnants. Après une mémorable Elektra sur cette même scène il y a deux ans, Ingela Brimberg revient avec Brünnhilde toujours aussi rayonnante et énergique. Son soprano ne semble jamais forcé. Chaque note semble l’expression sonore de cet oxymore qu’est acier moelleux tout en donnant l’impression d’une jeunesse brûlante. C’est une des meilleures Brünnhilde actuelles. Sa récente Walkyrie à Madrid l’a encore prouvé. En écoutant ses huit soeurs, aux sonorités envoutantes et puissantes – la majorité juste sortie du Conservatoire de Bordeaux et déjà chanteuses chevronnées –, Léa Frouté, Soula Parassidis, Cyrielle Ndjiki Nya, Margarete Joswig, Blandine Staskiewicz, Victoire Bunel, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Adriana Bignagni Lesca, on regrette de ne pas être un héros tombé à la guerre afin d’être ravigoté par leurs pouvoirs magiques ou plutôt par leurs voix ensorceleuses !
Ces quatre heures wagnériennes baignées d’onctuosité musicale sont époustouflantes. Elles sont l’œuvre de Paul Daniel à la tête de l’Orchestre de Bordeaux Aquitaine. Tout est précis, dentelé, pas d’étirage excessif et tintamarre de cuivres outranciers. Cet Orchestre à lui seul raconte l’histoire fleuve de cet opéra fait de douceur et de violence, dans lequel des chanteurs incroyables y ont trouvé place. Ouvrons nos fenêtres, regardons le ciel et écoutons, n’entendons-nous pas les chevaux des Walkyries battre le ciel bordelais ?