Il est des spectacles qui ne peuvent pas laisser indifférent ! Conspuée ou encensée et surtout débattue très largement dans la presse et ici même lors de sa création bruxelloise, la production de la Flute enchantée, vue par Romeo Castellucci fait partie de ceux-là. A Lille où le spectacle arrive en coproduction, l’Opéra a retenu certaines leçons des erreurs faites à Bruxelles et ajoute clairement sur le programme et les affiches du spectacle un sous-titre à l’œuvre de Mozart « ou le chant de la Mère » et associe le nom de Claudia Castellucci, auteure des dialogues de la deuxième partie, aux restes du livret de Schikadener dont ne subsistent que les paroles chantées. On renverra sur le compte rendu de notre collègue qui décrit point par point avec minutie le spectacle, ce qu’il retranche, ce qu’il ajoute, quels décors il choisit. On se contentera de rejoindre son avis dans la réussite de cette proposition, d’autant plus qu’elle est désormais présentée sans ambiguïté, et d’en expliquer les raisons.
La proposition de Romeo Castellucci s’appuie sur deux ressorts : la dialectique et l’empathie. La première, éminemment théâtrale fonctionne sur les conventions artistiques, sur la connaissance fine de la musique et surtout sur un postulat que la Flûte enchantée fait partie d’un patrimoine partagé par tous, un acquis qui dispense le metteur en scène de tout aspect narratif dans sa mise en scène. Il a donc les mains libres pour assembler les deux actes comme il l’entend. La dialectique justement vient de l’opposition entre ces deux parties. La première, ultra artificielle, dans une esthétique 18e siècle où tout est exacerbé, chorégraphié au millimètre, jusque dans la conception des décors même, jetés d’un bloc chirurgical à l’imprimante 3D, s’oppose une seconde partie qui n’a rien à voir avec le théâtre. L’empathie de ce deuxième acte ne viendra pas d’un procédé d’identification théâtrale. C’est impossible. Ces femmes aveugles et ces corps aux brûlures montrées et racontées avec pudeur déclenchent autre chose, tant pour le spectateur que pour chacun des artistes présents sur scène. Cette empathie simplement humaine pulvérise de l’intérieur le théâtre même et l’œuvre de Mozart (un procédé déjà éprouvé au Théâtre de la Villette… juste après les attentats de Paris par pur hasard). Le tour de force ultime vient du fait que ce dynamitage de l’œuvre finit par toucher au cœur ce qu’elle a de plus fort. Les symboles maçonniques et l’humanisme reviennent sous d’autres traits : le feu et les brûlures d’amour, les épreuves initiatiques de Pamina et Tamino ne sont jamais qu’une version poétisée de celles des dix femmes et hommes venues témoigner de leur parcours. Surtout en assassinant Schikadener, toute la misogynie de son texte passe à la trappe, d’où la présence de ces femmes allaitantes, d’où le rôle de guide dévoué à la Reine de la Nuit, devenue une figure positive de mère nourricière en opposition à l’idéal irradiant et totalitaire de Sarastro. L’opéra finissant comme il finit, la Reine de la Nuit n’a d’autre choix que de gâcher le lait maternel dans une image finale terrifiante.
© Frederic Iovino
Nos seules réserves concernent plutôt l’aspect musical. La direction d’Eivind Gullberg Jensen varie fortement dans les tempi qu’elle retient sans qu’on arrive à y voir une quelconque cohérence. L’orchestre national de Lille y concède quelques scories et présente par moment des faiblesses dans ses équilibres, si bien que le contrepoint peine à se faire entendre. Difficile d’évaluer les chœurs, cantonnés par la mise en scène, au fond de la fosse d’orchestre.
De l’équipe vocale bruxelloise, il reste la Pamina lumineuse et exemplaire de Ilse Eerens sans qui, l’ensemble de la distribution a été renouvelée. Tijl Faveyts assume le double emploi du Sprecher et de Sarastro. Il possède un beau phrasé doublé d’une excellente diction à laquelle il ne manque qu’un surcroit d’épaisseur dans le bas de la tessiture pour assoir complètement le personnage. Klemens Sander possède toute l’aisance requise pour le rôle Papagano. Dommage que le chant ne dépasse pas ce bel exposé et qu’il peine à faire ressortir la facétie de son personnage, quand bien même la mise en scène ne s’y prête guère. Le même problème se retrouve chez Tatiana Probst, qui privée de récitatif, n’apparait que le temps de leur duo, un numéro réduit au pur exercice de style. Tuomas Katajala propose un Tamino vaillant à la ligne toute mozartienne mais un rien trémulant dès qu’il fait montre de puissance vocale. Mark Omvlee compose un Monostatos à la couleur vocale idoine. Les trois Dames sont bien différenciées entre le soprano piquant de Sheva Tehoval, les mezzo rond pour Caroline Meng et onctueux pour Ambroisine Bré. Aleksandra Olczyk réalise une demi-performance. « Der Holle Rache » est exemplaire de projection et d’insolence dans la vocalise, alors que l’air de colère devient un air de révolte dans la mise en scène. Le premier récitatif et l’exhorte à Tamino sont eux quelques plus savonnés et conclus par un fa trop bas. Saluons enfin la performance fantastique des danseuses et danseurs du premier acte, dont la chorégraphie en miroir est proprement fascinante de perfection et saluons surtout le courage de ces dix témoins non professionnels qui nous font toucher une autre vérité au-delà du truchement de la scène.