En ce dimanche ensoleillé propice à la promenade, l’affluence pour cette Zauberflöte proposée en ouverture de saison est déjà un succès pour la direction de l’Opéra de Marseille. Coproduit avec l’Opéra de Nice, le spectacle est agréable à regarder et ses qualités plastiques sont indiscutables, soulignées par les lumières très soignées de Philippe Mombellet. Numa Sadoul, le metteur en scène, et Pascal Lecoq, qui signe les décors et les costumes, se sont évertués à mettre en évidence les composantes de l’œuvre, en particulier les oppositions. Dans leurs « notes de réalisation » ils expliquent leurs choix : décor de pierres brutes « à la Böcklin » au premier acte, architecture géométrique « à la Piranèse » au second. Le problème, c’est que le premier acte ne se déroule pas entièrement dans le lieu sauvage et mystérieux où Tamino s’est égaré. Quand le prince et l’oiseleur quittent les trois dames pour aller délivrer Pamina, la scène suivante aurait dû nous introduire dans le château de Sarastro par un changement de décor. Certes, on voit bien alors deux colonnes au chapiteau en forme de lotus descendre des cintres, mais le chaos pétrifié impose toujours sa présence monumentale, y compris pour l’entrée des trois temples, probablement incompréhensible à qui découvrait l’œuvre. L’option esthétique brouille ici la lisibilité dramatique.
Papageno (Philippe Estèphe) et Monostatos (Loïc Félix). A leurs pieds Pamina (Anne-Catherine Gillet) © christian dresse
C’est peut-être du reste le défaut de cette estimable production, dont les auteurs, désireux de dire beaucoup, semblent avoir ratissé très large. Ainsi les costumes font clairement référence au contexte maçonnique omniprésent. Mais habiller les personnages animés par le Mal d’un uniforme très proche de celui des personnages en quête du Bien facilite-t-il la perception d’une confrontation morale ? On voit plutôt un affrontement pour le pouvoir comme en connaissent certaines obédiences, de quoi titiller les spectateurs adultes curieux ou informés du rituel en loge. Par suite le caractère fabuleux de l’œuvre en est fortement altéré. Car, insistons, l’œuvre se veut une fable, une féérie, et ne se réfère aucunement à la réalité vécue des spectateurs. Ce refus d’une réalité identifiable est battu en brèche, ici, par les costumes des trois génies. A chacune de leurs apparitions ils portent les tenues indissociables de personnages popularisés par la bande dessinée ou le cinéma, de Tintin à Harry Potter. Ces changements renouvelés sollicitent la mémoire et la culture du spectateur quand son attention devrait se concentrer sur les attitudes morales dont les génies sont les vecteurs.
La même intention discutable concerne le personnage de Papageno qui serait, selon Numa Sadoul et Pascal Lecocq, le « chouchou manifeste » du compositeur. A partir de cette assertion – que dément une lettre de Mozart à sa femme – ils font du personnage « un prestidigitateur et le petit frère fragile de Pamina ». Si on ne peut douter de la sympathie de Mozart et de Schikaneder, eux-mêmes bons vivants, pour le jouisseur qu’est l’oiseleur, il reste que Papageno concentre toutes les limites humaines : son esprit est borné comme son horizon, et il s’en contente, imperméable et indifférent, sinon hostile, à tout ce qui pourrait l’élever au-dessus de lui-même. L’instrument même qui lui est dévolu le signale, ou plutôt aurait dû le signaler, car ici le glockenspiel est remplacé par une baguette de magicien, mais le principe reste le même : un mouvement suffit à déclencher le carillon, quand la flûte de Tamino reste muette si on se contente de la secouer. Elle ne chante que s’il l’anime de son souffle. L’idéal humain proposé, c’est le prince qui l’incarne, non à cause de son origine, mais par sa conduite et ses choix. Il est regrettable que les attraits « ajoutés » à Papageno brouillent le message pour un jeune public, comme le jeu de scène final où Pamina va en coulisse chercher sa mère et l’associe au chœur final qui célèbre le triomphe de la sagesse. Il vide de sens le message global.
Heureusement l’interprétation musicale et vocale prête beaucoup moins à discussion. Globalement bonne la participation des chœurs, en particulier au deuxième acte, où ils transmettent bien la ferveur de l’invocation collective, écho direct des musiques écrites par Mozart pour ses frères de loge. Remarquable la qualité vocale du trio des garçons, car elle se maintient tout au long de leurs interventions ; on en a connu de plus « angéliques » mais peu d’aussi agréable spontanéité apparente. Très séduisante aussi la qualité du trio des Dames : le tressage vocal des trois couleurs de timbres est une réussite manifeste, à l’honneur d’Anaïs Constant, Majdouline Zerari et Lucie Roche. Caroline Meng est une charmante Papagena une fois rejeté le manteau de plumes qui l’engloutissait. Irréprochables l’orateur de Frédéric Caton, et tant Guilhem Worms, premier prêtre et deuxième homme armé que Christophe Berry, deuxième prêtre et premier homme armé séduisent par une interprétation dépourvue de la plus petite outrance. Habitué du rôle de Monostatos, Loïc Félix se montre convaincant comme à son habitude, tant vocalement que scéniquement.
Serenad Uyar est elle aussi familière du rôle de la Reine de la Nuit, dont elle possède l’étendue. Si le personnage ne nous a pas subjugué, outre une interprétation probe mais un rien appliquée, comme manquant légèrement de conviction, ce qui affaiblit la vigueur du staccato, peut-être avons-nous été frustré par un costume et un couvre-chef qui ne donnent pas à l’interprète la majesté ou du moins la superbe habituelle. Sarastro non plus n’a rien d’exceptionnel dans sa tenue, mais la haute stature de Wenwei Zhang lui donne déjà l’autorité du personnage, que l’on perçoit aussi dans la fermeté et les harmoniques de sa voix de basse chantante. La justesse de son comportement scénique contribue à établir la respectabilité et la noblesse de celui qu’on avait catalogué comme un tyran. Que faut-il pour un bon Papageno ? De la décontraction, au moins apparente ; Philippe Estèphe l’a compris, et il affiche l’aplomb scénique qui, uni à une voix sonore et bien timbrée, donne au personnage tout le relief nécessaire.
Le couple élu, celui chargé d’incarner l’avenir d’une humanité meilleure, purifiée par les épreuves subies volontairement, par idéal ou par amour, il revient à Cyrille Dubois et à Anne-Catherine Gillet de l’incarner. Le ténor donne une interprétation particulièrement touchante de premier de la classe dont l’ingénuité et la sincérité font la proie toute désignée pour une manipulatrice machiavélique, tant vocalement que scéniquement. Il paie d’ailleurs de sa personne quand il s’approche des temples et qu’il bondit vers ceux de la Raison et de la Nature. S’il est pour nous des timbres plus séduisants, le chant est irréprochable de souplesse et de sensibilité contrôlée. La soprano ne lui cède en rien sur ces points et campe une Pamina à la séduction immédiate, dont les émois et les élans sonnent juste et touchent droit. La voix est homogène et conserve la pureté qui exprime l’innocence et la fragilité de la victime, jusqu’au moment où elle s’engage pour rejoindre Tamino. Cette nouvelle fermeté rend d’autant moins compréhensible le jeu de scène final signalé plus haut.
Lawrence Foster, que ses musiciens accueillent après l’entracte par des bruits d’approbation, dirige avec rigueur mais sans dureté, avec ferveur mais sans empois une musique dont il semble vouloir qu’elle s’invente à chaque instant. Si l’ouverture a manqué un peu, pour nous, de la fermeté d’accents qui impose à l’auditeur le climat mystérieux de la fable, l’exécution ne cessera pas de gagner en assurance sans jamais rien perdre de sa souplesse, maître mot que les musiciens semblent avoir dans leur viseur. Cuivres et vents se détachent, mais c’est Mozart qui l’a voulu, avec une mention particulière pour les solos de flûte, vraiment virtuoses. Pour un peu, on serait au diapason de l’enthousiasme final si l’ultime jeu de scène ne venait raviver le sentiment que les concepteurs du spectacle, en voulant ratisser très large, ont perverti le message. Qui trop embrasse…