Belle idée que la reprise à l’Opéra-Théâtre de Saint-Étienne de la production créée à Lausanne en 2010 de La Flûte enchantée, dans la mise en scène de Pet Halmen (prématurément disparu en 2012). C’est Éric Vigié qui reprend ici son travail, ses décors, costumes et lumières, jouant intelligemment de toutes les composantes de cet opéra aux aspirations universelles. Le rideau de scène, avec son magnifique serpent Ouroboros, affiche déjà le sous-texte ésotérique du singspiel, que viennent redoubler ensuite l’imagerie de l’ancienne Égypte célébrant les mystères d’Isis, et la symbolique maçonnique. Ces signes contribuent aussi à la mise en scène d’un merveilleux renvoyant à l’enfance : le serpent rappelle celui qui orne L’Histoire sans fin de l’auteur allemand Michael Ende, le sarcophage d’où émerge la Reine de la Nuit, flanqué de deux figures d’Anubis, paraît sorti d’un album de Tintin, tandis que Papageno semble issu de l’improbable union d’un pingouin et d’un derviche tourneur.
L’incendie de la bibliothèque Anna-Amalia de Weimar en septembre 2004 avait considérablement infléchi la lecture de Pet Halmen. Montrant au début de l’opéra une maquette du théâtre en proie aux flammes, il semble faire de la destruction par le feu des livres et des manuscrits la métaphore de l’épreuve fondamentale : comment lutter contre les excès des passions, contre ses pulsions destructrices, contre la violence inhérente à l’espèce humaine, contre l’inculture qui est retour à l’obscurantisme ? Suit un éloge de l’humanisme, de la maîtrise des instincts, de la restauration d’un ordre, dont les étapes de l’opéra illustrent les difficultés puis l’accomplissement triomphal.
Après une belle Clémence de Titus récemment donnée dans ce même lieu, David Reiland, à la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, confirme la qualité de sa direction musicale, son sens aigu des tempi et une attention constante portée aux nuances et aux contrastes. D’entrée, les trois dames de la Nuit affirment une qualité vocale qui suscite l’admiration : Camille Poul, Romie Estèves et Mélodie Ruvio font du début de l’opéra un festival de chants charmeurs qui sont aussi une série de numéros comiques très réussis.
Si le Tamino du ténor finlandais Jussi Myllys déçoit par manque de lyrisme (l’air « Dies Bildnis… » est assez plat) et une justesse approximative au début, que ne rachète pas un jeu scénique assez gauche, le baryton autrichien Philippe Spiegel s’affirme d’emblée comme un remarquable Papageno, qui est d’un bout à l’autre de cette interprétation le personnage clé de l’opéra : diction exemplaire, belle projection, clarté dans l’élocution pour les scènes parlées (dont le texte est presque intégralement conservé, ce qui est loin d’être toujours le cas), aussi convaincant dans les airs joyeux (« Der Vogelfänger bin ich ja ») que dans les passages tragiques (« Nun wohlan, es bleibt dabei »).
Hila Fahima, moulée dans une robe scintillante, offre à la reine de la nuit une séduction vocale et physique incontestables, émouvante dans le chant de la mère éplorée, et parfaite dans les vocalises attendues dans son air de vengeance. La soprano belge Chiara Skerath nous donne à voir l’évolution du personnage de Pamina, d’abord jeune fille prompte à se désespérer ou à s’enthousiasmer de manière enfantine, puis, après le mûrissement par les épreuves, jeune femme déterminée que guide son amour pour conduire Tamino à travers le feu et l’eau. La voix, souple et bien équilibrée, exprime avec talent les accents de la juvénilité, l’éloge de l’amour – notamment dans le beau duo avec Papagano – la détresse dans l’air « Ach, ich fühl’s », très émouvant, la détermination enfin lors des épreuves ultimes.
Tout aussi convaincant dans le rôle du méchant de l’histoire, le ténor Mark Omvlee, sous son maquillage mauresque, est un Monostatos virtuose, dans le chant comme dans le jeu scénique. Papagena est incarnée avec grâce et fraîcheur par Chloé Briot, Luc Bertin-Hugault et Enguerrand de Hys donnent du duo des hommes en armes (« Der, welcher wandert diese Strasse ») une interprétation solide et expressive. Les ensembles sont chantés avec précision et homogénéité par le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, dirigé par Laurent Touche, tandis que les trois enfants de la Maîtrise du Conseil Général de la Loire, après une première intervention un peu fragile, s’acquittent honorablement de leurs autres airs.
Mais quelle déception qu’un Sarastro que l’on n’entend qu’à peine ! La basse britannique Richard Wiegold peine à faire sortir les notes les plus basses de la partition. Ses interventions manquent de clarté et de projection, ôtant au personnage l’aura et la majesté qu’il est censé incarner : même dans les scènes parlées, la diction et l’articulation sont médiocres. Regrettons enfin que le rôle de l’orateur, que joue Laurent Delvert, ne soit pas tenu par un acteur ayant mieux travaillé la prononciation et l’intonation de la langue allemande. Plusieurs passages deviennent ainsi ridicules, les erreurs d’accentuation se trouvant par ailleurs accompagnées d’une préciosité maniérée qui paraît hors sujet.
À moins qu’il ne faille voir dans ces dernières prestations le signe d’une crise des Lumières que suggère la mise en scène : l’ordonnancement des cérémonies initiatiques n’est-il pas bousculé par un trublion qui arrive en courant au dernier moment, armé d’une plume avec laquelle il prend des notes dans un carnet – Mozart lui-même ? La conclusion, faisant de Sarastro un nouveau Goethe, trônant sur un canapé dans la pose du poète sur le tableau de Tischbein (Goethe dans la campagne romaine, 1787), restaure un ordre certes rationnel mais aussi contraignant, auquel se soumettent tous les personnages, y compris la Reine de la nuit et Monostatos (au lieu de disparaître dans l’abîme). On songe à un aphorisme de Lichtenberg, contemporain de Mozart, comparant les Lumières (Aufklärung) au signe du feu, donnant lumière et chaleur, nécessaire à la croissance et au progrès, mais qui peut aussi brûler et détruire. À tout moment, l’incendie initial peut se déclencher à nouveau par excès de raison. Mais il est dit aussi que Papageno veille au grain et s’est empressé, avec Papagena, de donner naissance à une nombreuse descendance qui pourra réenchanter le monde.