Pari risqué mais pari tenu pour le Deutsche Oper de Berlin. Commémorer le 150e anniversaire de la mort de Giacomo Meyerbeer par une version en concert de son opéra-comique Dinorah était en effet une vraie gageure. Typique d’un genre jugé vieilli, dépourvu d’airs célèbres à l’exception du fameux « Ombre légère », l’œuvre est d’autant plus difficile à appréhender au concert que de nombreux passages musicaux illustrent très précisément l’action scénique et peuvent paraître incongrus sans le support visuel de celle-ci : la cloche qui accompagne les pérégrinations de la chèvre Bella, la cornemuse que joue Corentin croyant obéir à une enchanteresse, les chœurs en coulisses de l’ouverture (qui peuvent faire croire que le rideau est levé au moment où on les entend) sont quelques exemples de ces situations. Pourtant signée Jules Barbier et Michel Carré, auteurs (ensemble ou séparément) des livrets de Faust, Hamlet, Mignon, Roméo et Juliette ou encore des Contes d’Hoffmann, l’intrigue est assez mal bâtie : la situation dramatique s’explique par des événements compliqués qui se sont passés antérieurement (à la manière du Trouvère) et le dernier acte s’étend démesurément en enfilant des airs de salon alors que tous les éléments du dénouement sont présents dès la fin de l’acte II.
L’ouvrage restant relativement peu connu, rappelons-en l’intrigue. L’action se situe en Bretagne, dans les environs de Ploërmel. Un an auparavant, Dinorah doit épouser Hoël, un jeune homme pauvre, à l’occasion des cérémonies du Pardon. En plein mariage, l’orage éclate et la foudre détruit la maison de Dinorah. Hoël est désespéré de ne pouvoir venir en aide financièrement à Dinorah et décide de suivre le sorcier Tonyk qui l’a tenté en lui promettant sa part d’un fabuleux trésor. Mais il faut qu’il l’accompagne immédiatement pour lever une malédiction. Le trésor convoité par Tonyk est gardé par des fées et des korrigans dans un val maudit. Pour s’en emparer, Hoël doit préalablement habiter durant un an avec le sorcier dans une demeure secrète, loin de tout regard humain. Une année écoulée, une chèvre magique les guidera alors vers leur butin. Dinorah, abandonnée sans raison apparente, devient folle.
Lorsque le rideau se lève, Dinorah est à la poursuite de sa chèvre Bella. Effrayé par cette vision, Corentin, poltron joueur de biniou, court dans sa cabane, croyant être poursuivi par des farfadets. Dinorah le suit et lui demande de jouer de sa cornemuse. Il s’exécute, la prenant pour la terrible « dame des prés », une sorcière qui force ses victimes à danser jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il finit par reconnaître « la folle » qui court les bois. Dinorah s’enfuit par la fenêtre au moment où l’on frappe à la porte. C’est Hoël, qui revient, l’année étant écoulée. On apprend en confidence que Tonyk est mort ; il lui a avoué qu’il ne l’avait pris comme partenaire qu’en raison de la malédiction qui frappe le trésor : le premier qui y touchera mourra dans l’année. Reprenant à son compte et sans scrupules les desseins de Tonyk, Hoël cherche à son tour une victime. Il avait songé au vieil Yvon, connu pour son avarice, mais son neveu Corentin, qui habite désormais son logis, lui apprend la mort de celui-ci. Hoël réussit à convaincre Corentin de le suivre malgré la peur chronique et les soupçons justifiés de celui-ci.
Au deuxième acte, Dinorah qui erre la nuit dans la forêt croit danser et chanter avec son ombre (c’est ici que s’intercale le célèbre « Ombre légère »). Hoël et Corentin lui succèdent. Tandis que le premier part en reconnaissance, le second, resté seul, entend le chant de Dinorah (il croit à une nouvelle apparition de « la dame des prés »). La jeune fille chante une vieille ballade que Corentin se souvient maintenant avoir entendu dans son enfance : il y est question de trésor, de val maudit et surtout il y a cette phrase où il est dit que « le premier qui touchera la pierre, dans l’année mourra ». La vérité apparait à Corentin et quand Hoël veut l’envoyer à la mort, Corentin s’y refuse sous des prétextes farfelus. Quand apparaît une jeune fille inconnue suivant la chèvre blanche annoncée par Tonyk, Corentin reconnaît « la folle » qu’il a prise pour « la dame des prés ». Il se propose de laisser la jeune fille courir vers la pierre maudite. Hoël reconnait Dinorah : il s’élance pour l’empêcher de s’enfoncer dans le val. Trop tard : Dinorah tombe dans le ravin avec l’effondrement du pont qui le surplombe.
Le troisième acte nous vaut une série d’airs de caractère, destinés à mettre en place une ambiance pastorale, mais qui suspendent totalement l’action : chasseur, faucheur, pâtres, chacun y va de son couplet. Hoël apparaît avec Dinorah dans les bras. Anniversaire oblige (si vous avez suivi, vous vous rappelez qu’un an s’est écoulé), Dinorah se retrouve plongée très exactement dans la situation de son mariage et croit sortir d’un mauvais rêve. Les cloches sonnent et la cérémonie du Pardon se renouvelle à l’identique. Dinorah épouse Hoël croyant toujours avoir rêvé. Comme pour le chat dans Alien, on ne sait pas trop ce qu’il advient de la chèvre.
Sur ce livret digne des opéras de Grétry, Meyerbeer a composé une musique complètement novatrice, renouvelant (sans lendemain) la tradition de l’opéra-comique. L’ouverture est un véritable poème symphonique (avec chœurs : on pense à l’Ermione de Rossini, 40 ans plus tôt) qui illustre les événements passés et annonce les principaux thèmes de l’ouvrage. Arturo Toscanini n’a d’ailleurs pas dédaigné diriger ce morceau de plus de 15 minutes, qui réclame une formation de haut niveau et une compréhension parfaite de l’architecture spatiale du morceau. A titre d’exemple, citons le thème fantomatique de Dinorah courant sur la lande, commencé par les premiers violons, poursuivi par les seconds et complété par les basses (de jardin à cours) : grâce au chef Enrique Mazzola et à la disposition des pupitres mise en œuvre, nous découvrons une sorte de « musique en 3D » totalement inédite dans sa structure. Au fil de l’ouvrage, on finit d’ailleurs par se demander si Meyerbeer n’a pas reçu comme un défi ce livret si loin de ceux des ouvrages où il excellait, abreuvant la partie la plus cultivée du public d’une musique bien plus complexe et variée que la situation ne l’exigeait. Certes, Meyerbeer ne dédaigne pas non plus le succès facile, comme pour la scène de folie de Dinorah (bien moins « salonnarde » toutefois dans sa version complète et « en situation », que dans les nombreux enregistrements coupés de l’air qui en travestissent la complexité). Mais dans d’autres morceaux – le duo Hoël / Corentin du premier acte (malheureusement réduit de 15 à 4 minutes à Berlin !), le trio de l’acte II (les mêmes et Dinorah), où Meyerbeer multiplie les combinaisons sans jamais que le trio ne chante à l’unisson) -, il est clair que Meyerbeer s’amuse à faire exploser les formes traditionnelles du genre avec une audace et un brio vraisemblablement inaccessible au public traditionnel de l’opéra-comique.
© Bettina Stöß
Vocalement, la distribution est de haut niveau. Dans une forme exceptionnelle, Patrizia Ciofi relève avec brio ce nouveau défi, sans fêlures impromptues ou contre-notes approximatives. Surtout, son chant est celui d’une authentique belcantiste, jouant sur la variété des couleurs et offrant des suraigus, vocalises, trilles parfaitement exécutées. Le timbre un peu voilé sied parfaitement à cette héroïne romantique et notre seul regret sera une diction française insuffisamment claire. La composition théâtrale est pleine de sensibilité, mais avec une certaine distanciation plutôt bienvenue : Dinorah n’est pas Lucia. Le canadien Etienne Dupuis est un Hoël particulièrement excitant, à la diction exemplaire et avec une belle projection. On pourra regretter quelques aigus un peu tendus, mais, s’agissant de cadences montant au sol dièse, il convient de relativiser et de saluer au contraire l’engagement du chanteur. L’angevin Philippe Talbot dispose d’atouts similaires : un français parfait, une bonne projection, et une vis comica qui en fait une sorte de José Garcia version ténor. Tous ces artistes jouent à la perfection, avec un équilibre théâtral correct s’agissant d’une version concert, où il faut tout de même éviter d’en faire trop (Etienne Dupuis apparaît toutefois tenant Patrizia Ciofi dans les bras pour leur entrée au dernier acte). Seul bémol, certains clins d’œil vers le second degré pas toujours bien venus : il serait dangereux de traiter l’ouvrage avec trop de dérision. Les autres artistes sont globalement très bons. Le soprano Elbenita Kajtazi et le mezzo Christina Sidak (qui doit faire les mêmes aigus) ont des voix idéales et qui se marient parfaitement. La basse Seth Carico est un chasseur impressionnant (pour donner une idée des difficultés recherchées par Meyerbeer, précisons que son air est accompagné par 5 cors …) au plaisir de chanter évident et rafraîchissant. Gideon Poppe est un faucheur musicalement parfait, mais aux moyens visiblement contraints par une technique mozartienne qui empêche la voix de s’épanouir dans un aigu squillo. Enfin, les chœurs sont d’une grande qualité.
A la tête d’un orchestre impeccable, Enrique Mazzola est le véritable artisan de ce succès. Certes, on aurait souhaité un peu plus de sécheresse toscaninienne dans l’ouverture, mais la mise en valeur de plans, déjà évoquée, est remarquable. Surtout, le chef italien réussit à éviter toute chute de tension au cours de cette soirée et, musicalement, il sait également faire ressortir à la fois la complexité de l’écriture et l’influence mélodique italienne.
Un regret et une inquiétude. L’ouvrage est ici donné dans une version d’un peu moins de 2h20, pour 2h45 en ce qui concerne l’enregistrement d’Opera Rara et près de 2h55 pour les représentations données à Compiègne par Pierre Jourdan en 2002 et 2004. Cette différence s’explique en partie. Il n’est pas anormal d’avoir coupé un maximum de dialogues parlés pour un concert devant un public germanophone. La scène du chevrier (contralto) au début de l’acte II est coupée (près de 10 mn) mais semble un ajout. Plus grave, le duo Corentin et Hoël est ici trois fois plus court ; or, tout le génie de Meyerbeer est justement dans les développements qu’il apporte dans les ensembles. On peut donc se demander si cette version est bien de Meyerbeer (il en proposa effectivement plusieurs) ou si les coupures sont destinées à raccourcir la soirée. Alors que le Deutsche Oper annonce déjà les prochaines « saisons » de sa réhabilitation de Meyerbeer (saison 2 : « Vasco de Gama », saison 3 : « Les Huguenots », saison 4 : « Le Prophète »), il ne faudrait pas qu’une politique de coupures intempestives vienne anéantir cette démarche en défigurant ces ouvrages.
Pour cette Dinorah en tous cas, ces quelques réserves pèsent peu face aux qualités musicales de cette soirée. Et puis, quel pied-de-nez au conformisme que d’entendre cette musique dans les lieux mêmes de la prestigieuse Philharmonie de Berlin !