Dix ans déjà et le chemin parcouru par le Concert de la Loge Olympique ressuscité impressionne. Témoin ce concert anniversaire couvrant un siècle musical et demi, entre France, Italie et Allemagne, plein des échos des nombreuses productions de l’ensemble, avec pour invités les chanteurs qui ont tôt adhéré au projet de Julien Chauvin. Le programme alterne ainsi tubes et raretés, dont certaines écrites pour l’ensemble original, agrémenté des commentaires érudits de son nouveau chef. Bien sûr tout ne se vaut pas : la Symphonie concertante de Devienne est surtout prétexte à exposer la virtuosité des solistes (et à laisser le public applaudir chaque solo, pratique historique nous dit-on), tandis que la cantate de Salieri est franchement longuette et pompeuse, guère aidée par un chœur éclipsé derrière un orchestre cataclysmique et un ténor en coulisse dont on ne comprend pas un traitre mot. Le reste est de très haute tenue et permet de renouveler l’attention de ces trois heures de récital, entrecoupées d’entractes où l’on peut admirer la collection personnelle du chef (partitions originales, gravures, portraits, jeton de présence et bijou que devait porter les spectateurs du Concert du XVIIIe siècle…)
Il faut dire que les musiciens impressionnent par leur cohésion et leur collégialité. Dirigés du premier violon par leur chef, ils ne cherchent pas nécessairement à se distinguer (sauf peut-être dans une ouverture de la Flûte enchantée aux cuivres bien rugueux et aux altos surexposés), plutôt à jouer cette musique avec autant de fougue que d’écoute mutuelle : leur ouverture de L’Olimpiade de Vivaldi est un modèle d’équilibre où l’intensité du rythme ne met pas en danger la continuité du tissu orchestral ; et fait regretter qu’ils n’aient pas été choisis pour la production de la saison passée en ces mêmes lieux. Mêmes éloges pour les concerti de Vivaldi, encadrant la performance d’un danseur de la compagnie Käfig (impressionnant, mais un peu contraint à se répéter par l’exiguïté du plateau), les danses de Rameau aux percussions variées et très présentes, ou le concerto de Haydn dont le soliste est le cœur battant de l’orchestre.
Leurs qualités d’accompagnateurs et leur sens du drame en font des partenaires de choix pour l’opéra. On est déçus par l’entrée de Judith van Wanroij en Phèdre plus grimaçante qu’expressive et difficilement compréhensible. On est ensuite surpris par Jérôme Boutillier qui entre en scène torse nu, épée à la main et entonne avec panache « En grand silence » de Sacchini assumant intelligemment ses difficultés dans la partie la plus basse de la tessiture. Il rayonne toutefois d’un naturel plus franc chez Gluck, alliant avec bonheur vaillance et style, là où Stanislas de Barbeyrac parait perdu pour ce répertoire : les moyens sont toujours colossaux mais moins souples, il a du mal à ne pas chanter trop fort et affecte des poses trop compassées pour émouvoir. Tout l’inverse d’une Sandrine Piau dont la déploration est un joyau d’élégance pathétique qui met son registre aigu durci au service d’un texte prononcé avec une sincérité épurée. Le moelleux, c’est ce qui manque à la Constance de Florie Valiquette, mais largement compensé par une justesse et une longueur de souffle jamais prises en défaut, même sur des graves habilement poitrinés. De beaux graves, jusque dans des vocalises sans bavures, c’est ce qui fait aussi le prix de l’Osmin au triomphe beta de Sulkhan Jaiani, même si la netteté de l’allemand s’en trouve un peu sacrifiée. Chez Vivaldi, Eva Zaïcik offre un superbe « Vedro con mio diletto » jouant intelligemment la sérénité douce du personnage qui contraste avec les soubresauts inquiets de l’orchestre. On est moins convaincu par l’« Alma oppressa » d’Adèle Charvet aux vocalises qui perdent l’expression plaintive de l’air dans une vitesse mécanique, comme si la chanteuse cherchait davantage à briller qu’à jouer. Si Philippe Jaroussky abuse un peu du séraphisme illuminé chez Haendel, son aria de Ferandini trouve l’équilibre juste entre pathos et raffinement, même si l’on aurait apprécié des variations plus marquées au gré des reprises. Chantal Santon-Jeffery enfin, a de l’éloquence et de l’énergie à revendre mais son ambitus trop limité aux extrêmes prive son air de fureur de la puissance requise.
Les ensembles font partie des grandes réussites de la soirée : extraits du très atypique Carmen Saeculare de Philidor, suspension réussie du quatuor de Fidelio, « Forêts paisibles » de Rameau où les Chantres du CMBV abandonnent un peu leur timidité et final jouissif de L’Enlèvement au Sérail.
L’Olympe de cette soirée était habité par deux femmes, captivant le public dès leur entrée. Marina Viotti jouant avec une facilité ravageuse et se dandinant sensuellement dans un rondo de la Cenerentola bien plus habité qu’ici-même une saison plus tôt. Marina Viotti qui chorégraphie également le duo d’Offenbach avec un Stanislas de Barbeyrac trop heureux de retrouver sa mémorable Périchole. Karina Gauvin enfin, qui pousse à l’extrême son interprétation iconique d’« Ah mio cor » : plus que jamais cette plainte semble arrachée à sa poitrine écrasée par la douleur, à tel point que c’est dans le silence haletant et vertigineux qui précède le da capo que le spectateur se sent lui-même étouffer.
Pourvu que les dix prochaines années nous offrent d’autres moments aussi beaux !