Le 18 mai 2007, Roberto Alagna avait donné au Théâtre des Champs Elysées un mémorable et long récital (trois heures), avec en deuxième partie des chants siciliens dont la plupart allaient figurer au programme du concert de Pleyel, et déjà avec quasiment les mêmes partenaires : Yvan Cassar, Claude Engel, Robert Le Gall, Nicolas Montazeaud et Laurent Vernerey.
Cette fois, toute la soirée est consacrée à ce répertoire, avec deux nouveaux musiciens, Nicolas Giraud et Vincent Peirani, et micros, sono et éclairage « fluo » oblige.
En 2007, la première partie, constituée d’airs d’opéra français finement accompagnés par Jeff Cohen, contrastait avec ce qui allait suivre. Là, ce programme composé pour sa quasi totalité de chants siciliens allait laisser affleurer ce qui, au TCE, était moins perceptible : la profonde mélancolie de cette musique.
« La Danza » de Rossini, brillante, certes, ouvre le bal, mais l’air de Bellini « né à Catane, donc Sicilien » dit Alagna, donne le ton – pensif et triste – proche du lamento.
Et tout ce qui suivra – à part la Tarentelle jouée par l’orchestre et le désopilant « A lu mircatu », sorte de « I bought me a cat »(1) à la sicilienne, chanson humoristique où l’on entend toutes sortes de cris d’animaux, sera marqué du sceau de la nostalgie.
Les Siciliens présents dans la salle baignent dans leur élément, le reste du public s’inquiète un peu, Alagna le sent qui, à un moment, s’exclame : « Vous allez voir, cela va chauffer ! ». Et cela chauffa, certes, car pour « A lu mircatu », il fit venir sa fille, la belle Ornella, afin qu’elle lui donne la réplique…
La deuxième partie débute de manière plus « soft » avec les musiques composées par Nino Rota pour « Le Parrain » et Ennio Morricone pour « Cinema Paradiso ».
Pour le reste, la tristesse revient toujours inexorablement, comme par exemple « Lu mi sciccareddu », l’histoire de l’homme qui pleure son âne mort, âne extraordinaire, puisqu’il chantait avec une voix de ténor et faisait le joli cœur devant les ânesses…
Dans ces mélodies, qui ont subi tant d’influences diverses (grecques, espagnoles, orientales,) la tristesse n’est jamais éloignée de la joie, comme un arrière goût amer et grinçant, un regard désabusé sur la vie et ses vicissitudes….Il est vrai que la Sicile, souvent envahie, a connu bien des moments difficiles et que le vécu quotidien de ses habitants n’a pas toujours été rose…
« N’Tintiriti » est certes plus dansant, mais le dernier morceau du concert « Vitti na crozza », histoire d’un vieillard qui trouve un crâne qui parle, et même qui philosophe, est très sombre. Jugez plutôt : le crâne dit au vieux qu’il va mourir et le vieux se lamente ; il dit qu’il ne veut pas, et veut continuer à profiter de la vie et de la beauté de la nature. Oui, mais voilà, lui dit le crâne, la vie est ainsi, si proche de la mort, et puis mourir est dans la logique des choses. Le vieux se résigne à quitter ce monde, et puis, tout se termine par la fête, la danse et les chansons.
Triomphe absolu pour notre ténor, très en forme, qui affiche, comme de coutume, fougue, sincérité, enthousiasme, en un mot son charisme habituel, déchaînant le délire de ses fans venus nombreux. Il n’hésite pas non plus à danser et courir sur scène, et dialogue fort librement avec la salle. Standing ovation, bouquets, embrassades, demandes fusant de toutes parts pour des bis, et ces derniers viendront, très variés : sémillant « Abballatti » qu’il entonne avec brio, coiffé d’un chapeau blanc de « latin lover », nostalgique « Ninna Nanna », berceuse composée par lui et son frère David pour sa fille Ornella, qu’il chantera assis en tailleur à même le sol ; puis l’ironique et très réussi « Filles du bord de mer », de Salvatore Adamo – ce « Sicilien Belge », des chansons napolitaines et, devant l’insistance du public toujours debout, à la demande d’une spectatrice, « Petit Papa Noël » a capella.
La voix est vraiment au top, chaleureuse et brillante, avec ce riche médium très reconnaissable, presque barytonnant parfois, ces aigus claironnants, cette diction française impeccable (« Les filles du bord de mer », hilarant, et même « Petit Papa Noël », noble). Il est clair que pour lui, chanter ce répertoire est comme une cure de jouvence, qu’il l’interprète comme il respire, avec un immense bonheur…Il est d’ailleurs fascinant qu’un artiste de sa trempe, qui a donné dans l’ensemble une vision plutôt « solaire » de sa personnalité, accepte d’afficher cette facette plutôt « lunaire », intime, voire secrète, de sa vie, et ce, avec simplicité, une grande pudeur et une certaine fragilité.
Les musiciens de l’orchestre, moins nombreux que dans le disque qui vient de paraître , sont, comme toujours formidables, on les sent très attentifs, et très respectueux aussi, solides et humbles à la fois.
Comme à son habitude, à l’issue du concert, le ténor consacra beaucoup de temps à son public pour les dédicaces. La générosité, encore…..
Quant à la mélancolie, la vie n’est-elle pas faite ainsi, rires et larmes mêlés ?
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(1) Célébrissime american folk song, chantée réguliérement en récital par Marylin Horne, Thomas Hampson, Frederica von Stade et bien d’autres .