Reprise d’un spectacle déjà donné à Aix en 2010, publié en DVD par BelAir Classiques, mais alors sous la baguette experte de Louis Langrée, et qui entre-temps a voyagé de Moscou à Madrid, cette production de Don Giovanni de Mozart fait assaut d’ambitions : des partis pris de mise en scène extrêmement fouillés et audacieux, l’un des meilleurs orchestres européen, une distribution de jeunes chanteurs de talent et un chef réputé. C’est le rôle des grands festivals de réunir ainsi les meilleures conditions possibles pour assurer la réussite d’un spectacle. Et pourtant, au final, c’est un sentiment de déception qui domine : ni frayeur ni émotion, très peu de poésie et de constantes tensions non résolues entre la musique et la mise en scène.
Tentons d’expliquer cela.
Intellectuel subtil, Dmitri Tcherniakov au moment d’aborder le mythe de Don Juan, veut en donner une vision personnelle et marquer les esprits : il impose donc à l’œuvre de da Ponte et Mozart une dimension nouvelle, inédite et forte. Jusque là, il est dans son rôle : les mythes sont faits pour évoluer et s’adapter à l’air du temps, c’est là un de leur précieux intérêt. Sa vision repose sur trois éléments principaux : d’une part il noue – un peu artificiellement – des liens familiaux entre tous les protagonistes de l’intrigue : Zerlina devient ainsi la fille de Donna Anna, Donna Elvira est sa cousine et Leporello un jeune parent du commandeur. Imposées par la voie de didascalies projetées sur le rideau de scène, ces dispositions familiales sont bien entendu immédiatement démenties par le texte du livret, de sorte qu’on a l’impression que chacun joue sciemment un rôle qui n’est pas le sien, avec plus ou moins de conviction, mais sans qu’on comprenne pourquoi. Tenterait-on de nous montrer l’hypocrisie des comportements bourgeois ? Et si c’est bien le cas, cette idée est-elle vraiment neuve ?
Deuxième entorse à la tradition, l’unité de temps (le livret se déroule sur une journée) est décomposée, et remplacée par une unité de lieu (un seul décor, la maison du Commandeur – sorte de composition semblant sortie de la série télévisée Dynasty – quintessence de l’idée naïve que se fait la petite bourgeoisie de la vie des gens riches). Cette transposition-là, qui découpe le temps là où il devrait y avoir continuité, se heurte, elle aussi, à la vraisemblance du livret, mais qu’importe !
Troisième proposition forte, Tcherniakov fait de Don Juan un personnage passablement décati, dépressif, mal soigné et alcoolique qui plaît malgré lui. Ce n’est pas lui qui viole Donna Anna, mais elle qui s’accroche à ses basques, le retient et s’offre à lui – d’ailleurs sans succès. Ce n’est pas lui qui tue le Commandeur (qui meurt par accident en recevant sa bibliothèque sur la tête) ; ce n’est pas lui qui séduit Zerline, mais elle qui se livre à lui, etc…. Don Juan subit les effets de son charme dévastateur comme il subira la sanction infligée par une famille liguée contre lui. Cette vision nouvelle – il va sans dire – se heurte sans cesse à la partition qui dit tout le contraire. Le personnage de Don Juan est précisément d’emblée au delà des conventions, déjà en dehors d’elles sans qu’il y ait rien à démontrer, mais sa vigueur, sa liberté, son charme, la force de son désir sont incontestablement présents dans la musique de Mozart. Dès lors, la proposition du metteur en scène aurait plutôt tendance à réduire le personnage et ses effets dévastateurs : l’action perverse du séducteur détruira, au mieux, sa propre famille passablement névrosée – on s’en réjouirait presque -, en dehors de toute portée collective, alors que le propos autrement puissant de da Ponte et Mozart tend précisément à montrer l’universalité de cette menace sur l’ensemble de la société.
Vous l’aurez compris, malgré de gros efforts, difficile d’adhérer aux propositions du metteur en scène, sombres, sans réelle générosité pour l’âme humaine ni aucun sens de la grandeur – pas plus qu’à ses conceptions esthétiques. Mais qu’en est-il alors de la partie musicale ?
La conception globale du spectacle rejaillit aussi sur la conception musicale. Marc Minkowski, qui fut déjà le complice de Tcherniakov pour un Trouvère monté au début de cette saison à la Monnaie de Bruxelles, a cautionné et transposé en musique le caractère voulu par la mise en scène pour le personnage de Don Juan. Celui-ci chante ses récits et toute une partie de ses airs sotto voce, sans puissance ni couleur, avec une demi voix, ce qui fait l’affaire de Rod Gilfry, apparemment peu en forme. Kyle Ketelsen en Leporello n’est pas ici le double de son maître, mais une sorte d’adolescent désœuvré, fasciné par les frasques de Don Juan sans en être le réel complice. Vocalement, la prestation est assez soignée même si la voix (ou la conception du rôle ?) manque un peu de caractère. Paul Groves (Don Ottavio) maîtrise le sens de la ligne mozartienne, mais la voix (faiblesse d’un soir ?) paraît par moments un peu usée. En Masetto, Kostas Smoriginas tire son épingle du jeu sans grande puissance mais avec distinction. Du côté des dames, la distribution est assez homogène : tant la Donna Anna de Maria Bengtsson que la Donna Elvira de Kristine Opolais remplissent parfaitement le contrat avec un bel abattage et une technique vocale sans faille, mais on est quand même assez loin des interprétations de légende qui ont fait l’histoire d’Aix-en-Provence ! L’émotion n’est guère au rendez-vous, si ce n’est avec Joelle Harvey (Zerline), probablement la plus belle voix du spectacle, et traitée avec moins de cynisme que les autres personnages.
Accompagnant les récitatifs au pianoforte, le talentueux et remarquablement imaginatif Francesco Corti apporte une touche très personnelle à son rôle, qu’il remplit d’humour et de verve. Il n’est pas certain qu’il facilite pour autant le travail des chanteurs souvent en manque de contact avec l’orchestre. Reste, dans la fosse, la généreuse somptuosité sonore du London Symphony Orchestra, mais dont Marc Minkowski, la baguette à la fois molle, très affairée mais sans grande maîtrise technique, ne tire sans doute pas – loin s’en faut – le meilleur parti.