Repris d’une mise en scène montée en novembre 2016, ce Don Giovanni liégeois (dont rendait compte à l’époque notre confrère Christophe Rizoud) montre toutes les limites de la transposition des livrets dans le monde contemporain, cette scie des mises en scènes d’opéra des 20 dernières années. Il y a six ans, le monde de la finance, la crise des sub-primes pouvaient aisément figurer – sans grande crainte de la caricature et moyennant un peu d’imagination tout de même – la quintessence de la dépravation propre à engendrer les excès de Don Giovanni. Reprise aujourd’hui, après la vague #me too et alors que l’actualité est occupée à des choses bien plus graves, ce spectacle où alternent une salle de trading dans une grande banque américaine et une piscine où trempent quelques nymphettes agréablement dénudées manque singulièrement de signifiant et sombre assez rapidement dans le ridicule.
Ce qui fait le plus défaut ici, c’est la dramaturgie. On s’interroge sans cesse sur la construction des personnages, sur les rapports qui devraient s’établir entre eux et qu’on ne voit pas venir, sur la progression dramatique que suggère la musique mais que la mise en scène ignore, et sur la transposition de tout cela dans l’univers décalé qu’a choisi le téméraire concepteur de ce spectacle. De nombreuses scènes semblent n’avoir fait l’objet d’aucune vision, comme si le décor se suffisait, de sorte que les chanteurs, bien souvent laissés à eux mêmes, se retrouvent à déclamer leurs airs droits comme des i à l’avant scène. Et ce n’est certes pas que le moyens ont été trop chichement comptés : le dispositif scénique gigantesque et fort beau (Vincent Lemaire), la piscine très subtilement réalisée avec des projections vidéo dans un miroir placé à 45 degrés (mais dont tous les protagonistes ressortent parfaitement secs…), les éclairages forts réussis également, tout cela a du coûter bien cher pour susciter aussi peu d’émotion. L’idée de remplacer les feux de l’enfer par l’eau d’une piscine ou Don Giovanni finit noyé n’est guère convaincante. Bien sur, quelques détails font sourire comme l’apparition à l’écran du décompte des conquêtes de Don Giovanni dans l’air du catalogue ou l’utilisation d’un vaporisateur en guise de pistolet, mais beaucoup d’autres agacent parce qu’ils ont été déjà vus et revus ailleurs, qu’ils ne sont pas nécessaires, ou simplement hors sujet ; l’anecdote souvent détourne de l’essentiel.
Davide Luciano (Don Giovanni) © J.Berger
Quel est le rôle des trois femmes qui gravitent autour du héros et que nous disent-elles qui nous touche ? Où est le mythe universel qui a traversé les siècles et pourquoi ? Comment justifier l’incursion du surnaturel dans le monde aseptisé de la finance ? Où sont les dimensions subversives, fascinantes et métaphysiques du personnage de Don Juan et comment progresse-t-il inexorablement du désir vers la mort ? Certes, on nous montre de bien belles images, mais toutes ces questions restent sans réponse et en suscitent une autre : Jaco van Dormael, une des figures de proue du cinéma belge dès les années 90 et qui n’en est pas à sa première incursion dans le monde de l’opéra, se serait-il attaqué ici à un trop gros morceau ?
Au plan musical, la satisfaction n’est pas non plus complète. Sous la baguette très dynamique de Christophe Rousset, l’orchestre montre bien peu de couleurs, quasi pas de transparence et semble engagé dans une sorte de surenchère sonore avec le plateau. La lisibilité de la partition en pâtit, en particulier dans les ensembles vocaux qui connaissent de nombreux petits décalages et où tout le travail d’étagement des voix reste à faire.
La distribution vocale, sans être de premier plan, offre cependant le mérite d’une belle homogénéité. C’est sans doute Maria Grazia Schiavo (Donna Anna) qui présente le travail le plus abouti, suivie de près par Davide Luciano en Don Giovanni. Mais avec ses airs de mafioso, dans le couple qu’il forme avec Leporello (le très distingué et dynamique Laurent Kubla, seul rescapé de la distribution de 2016), c’est plutôt lui qui a l’air d’être le valet de l’autre… Nous n’avons pas été entièrement séduit par la voix de Josè Maria Lo Monaco (Donna Elvira) qui présente cependant toutes les qualités techniques nécessaires. Excellente prestation en revanche de la part de Maxim Mironov en Don Ottavio, plus viril, plus séduisant qu’à l’accoutumée, et qui suscite une belle émotion tant dans son Della sua pace que dans Il mio tesoro intanto parfaitement dominés.
Le Masetto de Pierre Doyen est excellent également alors que Sarah Defrise (Zerline), sans doute pas au mieux de sa forme est un peu en retrait. La brève intervention de Shadi Torbey en commandeur donne toute satisfaction.
Grande surprise, le spectacle s’achève sur la mort du héros. On omet donc le très beau chœur final, celui qui dicte la morale de l’histoire, suivant en cela une tradition assez courante au XIXè siècle et même encore dans les premières années du XXè et visant à une conclusion plus abrupte du drame, et partant, plus impressionnante pour le spectateur. Mozart lui même n’avait-il pas supprimé ce chœur dans les représentations à Vienne en 1788 ?
Article modifié à 09:20 le 16.05.22 : correction erreur sur le continuo