Les mythes sont une matière ductile qui se prête à bien des interprétations. Don Giovanni n’échappe pas à cette règle et si certains metteurs en scène tirent l’oeuvre vers la légèreté, comme le BarokOpera Amsterdam l’an dernier, Losey par exemple a marqué en donnant au personnage éponyme la stature d’un jouisseur triomphant. Patrice Caurier et Moshe Leiser choisissent pour Angers Nantes Opéra de plonger dans la noirceur la plus radicale avec un héros torturé et autodestructeur. Sa vie n’a pas de sens, seul le gouffre l’attire… Voilà une problématique intemporelle mais qui parle fort lorsqu’elle est transposée à notre époque.
Le décor de Christian Fenouillat campe une terne façade de HLM, nous plongeant dans un univers si ce n’est franchement laid, du moins éminemment trivial et quotidien. Il décline avec ses costumes contemporains le même camaïeu de gris, comme autant de nuances visibles menant à l’obscur.
« Don Giovanni n’est pas une histoire séduisante, c’est une histoire terrible, une expérience forte, violente », résumait Patrice Caurier lors de la conférence de presse. La mise en scène refuse donc de céder à l’esthétisme ou au charme du costume d’époque qui pourraient détourner les spectateurs du sujet central de l’oeuvre. Effectivement toute distanciation historique – et partant, émotionnelle – est ici impossible, et le propos, totalement contemporain, devient singulièrement oppressant.
Dés le lever du rideau, Don Giovanni, violeur et assassin, se révèle également toxicomane, alternant crises de manque et extases cocaïnées. Voilà qui n’est pas mozartien, certes, mais rend très lisible pour le spectateur la dimension destructrice de l’addiction de Don Giovanni aux femmes en la doublant de cette dépendance beaucoup moins acceptable socialement. L’aristocrate n’est pas un être de plaisir, de désir, mais un malade lancé dans une inéluctable course vers l’abîme. John Chest incarne le personnage avec un brio exceptionnel de fragilité et de puissance combinées. Les aigus sont aussi délicats que l’assise vocale est pleine, sereine. Son Don Giovanni est tour à tour repoussant, perdu ou même attendrissant, comme dans la sérénade, moment de profonde solitude où, il s’effondre, aucune femme ne répondant à son appel. Refusant les facilités que son physique pourrait pourtant lui permettre, le baryton joue peu du registre de la séduction et c’est tellement plus fort ainsi ! Pour lui, la seule grandeur possible consiste à affronter la mort avec panache même si le festin qu’il offre au commandeur n’est qu’un vulgaire sandwich sous cellophane.
Face à lui, le Leporello de Ruben Drole est également exceptionnel. Le baryton nous avait ravi en Papageno et donne ici la pleine mesure de son talent. Diction impeccable, timbre profond servent de très beaux jeux de couleurs vocales et une palette émotionnelle magnifique qui va de l’humour potache aux accents les plus déchirants. La relation sado-masochiste qui l’unit à son maitre prend des accents clairement amoureux et homosexuels… choix discutable certes par rapport à la « lettre » de l’opéra mais cohérent avec la perpétuelle quête de transgression de Don Giovanni.
Si le binôme maître/serviteur est si convaincant en dépit des libertés prises avec les didascalies du livret, c’est que la direction d’acteurs est précise, nuancée, car tous les chanteurs sont pareillement habités et crédibles. De ce fait, la soirée se déroule dans une tension émotionnelle extrêmement bien maitrisée qui ne se relâche à aucun moment, chose finalement plutôt rare à l’opéra. D’ailleurs en dépit de la qualité des interprétations – et d’applaudissements très enthousiastes à la fin de la représentation – la salle reste généralement silencieuse entre les airs, comme trop absorbée par le déroulement de l’action et les douleurs de chaque personnage pour applaudir :
On compatit aux déchirements d’Elvira interprétée par la mezzo-soprano israélienne Rinat Shaham dont le timbre capiteux fait merveille tout comme les graves très projetés ; on adhère à la vindicte douloureuse de Gabrielle Philiponet qui dote son Anna de l’élégance de sa ligne vocale et d’une très belle diction. Quel dommage que, pour elle, comme pour la Zerlina d’Élodie Kimmel, la justesse laisse parfois à désirer.
Les deux femmes trouvent dans leurs conjoints de plateau, un précieux soutien. Ross Ramgobin est un Masetto d’excellente tenue, à la projection puissante mais aisée. Philippe Talbot propose un Ottavio riche d’une émission franche et d’un grand sens des nuances. Il émeut, lui aussi, ce qui n’est pas si facile lorsque l’on incarne une figure sympathique, certes, mais dépourvue de toute évolution psychologique, mal commun à de nombreux ténors mozartiens.
L’Orchestre National des Pays de la Loire, sous la direction de Mark Shanahan se met au service du plateau avec précision mais plusieurs airs s’achèvent de manière franchement brutale. Pendant les récitatifs, le clavecin,lui, reste en retrait de manière frappante ; ainsi les voix s’épanouissent au dessus du silence, comme les personnages jouent les funambules au dessus du précipice.
Il y a de l’âpreté dans le traitement de ce Don Giovanni et peu de complaisance en dépit de l’exposition assez frontale des transgressions les plus abjectes. La modernisation de l’oeuvre pourrait rebuter mais elle est cohérente du début à la fin de l’oeuvre et sert donc le propos. Les deux metteurs en scène s’attaquaient ici pour la première fois à la trilogie Da Ponte et doubleront la mise l’an prochain avec Le Nozze di Figaro au sein de la maison nantaise… On y sera !