La privation d’amour maternel aurait conduit Don Giovanni à une appétence insatiable pour les femmes et à leur « consommation », imagine Laurent Delvert, qui signe la mise en scène de cette production présentée à Saint-Etienne. Pourquoi pas ? Et d’ajouter « une œuvre qui frotte, qui dérange », justifiant « une vision très noire de notre société qui part à vau-l’eau ». Ainsi conçoit-il un univers sombre, glauque, d’où la lumière est bannie. La sensualité est réduite au sexe (publicités lumineuses aguicheuses, exhibition de trois jeunes femmes en string, attouchements, postures suggestives). Ainsi rien d’autre ne traduira la recherche hédoniste du séducteur : un verre de whisky, un autre de vin rouge, ce sera tout. La réduction est frustrante pour le spectateur comme pour l’auditeur. D’autant que les séductions de la musique, en fosse particulièrement, sont également voilées. L’extraordinaire richesse du livret se réduit à quelques clichés.
© Frédéric Stéphan
Le rideau s’ouvre durant l’ouverture sur un décor unique, formé de deux arcades d’une galerie (« les bas-fonds ») surmontée d’une terrasse, un escalier côté jardin, un canapé, une table basse, ce sera tout. Une cabine téléphonique surannée sera ajoutée au deuxième acte. Dans la pénombre, roulant son bagage que l’on imagine griffé, une élégante jeune femme est agressée sexuellement par deux loubards, une fille complice filmant la scène. La victime se révèlera être la camériste d’Elvira, personnage muet qui réapparaîtra ensuite. Le ton est donné. L’ouverture et tout le début du premier acte se traînent, sans vigueur ni couleur, avec un orchestre pâteux, faussement romantique, malgré ses effectifs conformes à ceux de la création. La dimension bouffe, essentielle, est totalement évacuée, dès le premier air de Leporello, pour une désespérance nauséeuse. Les chorégraphies du bal, convenues, n’ajoutent rien. La présence des trois orchestres disséminés, outre qu’elle explicite un bijou musical rare que l’oreille non avertie ne perçoit pas forcément lorsqu’ils se confondent en fosse, n’a pas été retenue par la mise en scène comme faisant partie intégrante de l’hédonisme de Don Giovanni. Que Masetto assiste passivement aux attouchements de sa fiancée et de Don Giovanni avant de se rebeller faiblement surprend aussi. Durant le trio des masques, aux chanteurs, coté jardin, sont opposées, dans un faisceau de lumière, trois jeunes femmes symétriquement opposées, qui vont se dénuder et se contorsionner de façon lascive, comme on l’a dit. Le spectacle avant tout ? Ce n’est pas pudibonderie, mais difficulté à trouver une justification dramatique à ce choix. Pourquoi avoir supprimé le sextuor final ? Nous sommes privés de la parodie douce-amère, essentielle à l’esprit de l’ouvrage (clé de l’opéra, écrit Autexier) musicalement l’ensemble le plus abouti. Confirmation du contresens de cette lecture réductrice, au motif que la version donnée à Vienne le supprimait ?
La troupe, le collectif l’emportent sur les numéros individuels. Aucune exhibition, une écoute mutuelle, des ensembles équilibrés, justes, précis nous réjouissent, malgré les handicaps de la réalisation scénique et musicale. La conduite des récitatifs est exemplaire, ceux de Leporello et de son maître tout particulièrement. Leur accompagnement coloré au piano-forte est bienvenu. La coloration du chant, de façon générale, souffre d’un italien de pure convention, à quelques heureuses exceptions près. Michal Partyka, baryton polonais, nous propose un singulier Don Giovanni, animé, sonore, pauvre en couleurs, aux graves manquant de fermeté, certainement prisonnier des partis pris de la mise en scène. Un surprenant « La ci darem ». Ni gentilhomme, ni libertin cynique, la mise en scène le déshabille pour nous faire découvrir un corps blême, étique, dont on est en droit de s’interroger sur le pouvoir de séduction. Une mort qui ne nous émeut guère. Guilhem Worms, finaliste des Révélations (Victoires de la musique) 2019, campe un Leporello solide. L’ambitus est large, assorti de beaux mezza voce, une certaine plénitude, malgré quelques surprenants ornements, ici et là. Un abattage quasi rossinien, lui permet d’animer à souhait les récitatifs. Le « Notte e giorno faticar » est dépourvu de rage comme d’humour, pesant, l’air du catalogue correct, mais dont le caractère bouffe est absent. On aimerait le réécouter dans une production qui favorise davantage son épanouissement vocal. Le couple Donna Anna et Don Ottavio, équilibré, n’a guère de consistance dramatique. Que viennent-ils faire chez les lubriques ? Clémence Barrabé se signale au début par une émission pincée. Elle s’épanouira ensuite pour nous réserver quelques beaux aigus mezza voce. De Camille Tresmontant, on se souvient de son Belmonte à Besançon. Si, dramatiquement, Don Ottavio, manque d’épaisseur, notre ténor, gracieux et viril, lui donne une vie réelle. La voix est lumineuse, agile (les vocalises de « il mio tesoro »), seules la rondeur, la chaleur restent-elles en deçà. Mozartienne, familière de Donna Elvira, voix puissante, Marie-Adeline Henry domine certainement la distribution. La plénitude, la franchise du son, lumineux, voire flamboyant, avec une conduite de la ligne et des vocalises remarquables emportent l’adhésion. Une des rares à nous émouvoir. Norma Nahoun, elle aussi mozartienne, formée à Dresde, campe une Zerlina fraîche, délicieuse, mutine. Le timbre est séduisant, dès le chœur de la noce, le soutien, l’expression nous ravissent. Matteo Loi, Masetto, est vocalement irréprochable. Ne lui manque que ce je ne sais quoi de rusticité, de caractère. Ziyan Atfeh, basse italienne, comme ne le dit pas son patronyme, impose un vrai Commandeur par sa voix comme par stature. Le chœur, précis, bien projeté, remplit fort bien son contrat.
Lourd, aux textures épaisses, l’orchestre se traîne durant tout le début du 1er acte, dépourvu de séduction, de vigueur, de couleur et d’humour. C’est terne, délavé, épuisé, factice. Il faudra attendre l’arrivée du cortège de la noce pour qu’une fébrilité exubérante rompe cette monotonie. Ça ne vit pas, ça ne respire pas. Les articulations sont contredites par un legato sans phrasé. Les cors sont pris en flagrant délit à plusieurs reprises. La direction de Giuseppe Grazioli déçoit. Son expérience lyrique est indéniable, son attention au chant constante. Mais on ne comprend pas les tempi imposés, qui plombent bien des numéros, les phrasés uniformes des pupitres, l’absence d’articulation et de couleur. Le résultat, conforme à la grisaille de la mise en scène, est convenu, sans grâce ni humour. Le contresens est flagrant. Reconnaissons-lui le mérite d’une mise en place des ensembles et des enchaînements.
Une interprétation conventionnelle, convenue, sans âme, bridée par une mise en scène réductrice sous prétexte d’actualisation. Une réalisation ambitieuse, dévoyée et inaboutie, qui nous laisse sur notre faim.