Déjà décrite avec soin par notre confrère, la production de Don Giovanni de la Fenice peut s’enorgueillir de bien résister au passage des années, raison pour laquelle elle a sûrement reçu un Opéra Award 2010. Damiano Michieletto travaillait alors, comme son comparse Claus Guth, à l’époque des tournettes fertiles (voir Tristan und Isolde et Parsifal). Heureusement, en ces temps-là, nos novateurs ne s’arrêtaient pas à une scénographie, si ingénieuse soit-elle, et proposaient des approches décapantes sur les œuvres qu’ils servaient plutôt que des concepts passe-partout lunaires. Si dix ans plus tard, ce dispositif virevoltant lasse très rapidement et qu’on s’agace sitôt Don Giovanni sorti de la chambre de Donna Anna de la pénombre permanente de la production, on reste captivé par ce labyrinthe sans issue où les personnages de Da Ponte/Mozart rencontrent de manière inéluctable la figure de leur propre désir et de leurs envies de transgression. Chez Michieletto, Don Giovanni se veut autant un homme libre et iconoclaste qu’un diable tentateur sur l’épaule de chacun. Brillante idée que d’en faire la figure d’un Messmer capable de magnétiser d’un geste quiconque se présente à lui, pirouette riche de sens que l’image finale d’un Don Giovanni triomphant de la morale concluant l’opéra bouffe. Opéra bouffe dont il ne reste pas grand-chose de comique, c’est là le mal de la décennie, et qui, une fois encore, voit en Don Ottavio un homme impuissant.
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L’attrait de cette nouvelle reprise trouve aussi sa source dans les interprètes réunis. Si la première distribution retrouvait des chanteurs déjà présents en 2014, la deuxième distribution vue en cette matinée de dernière affiche des noms bien moins connus de ce côté-ci des Alpes. Simon Schnorr, formé à l’opéra de Salzbourg (à ne pas confondre avec le Festival) et vus fréquemment ces dernières années sur les planches de la Fenice, endosse les habits du séducteur. Présence et aisance scéniques certaines, il fait sien ce personnage moins lourdingue qu’enjôleur et magicien. La voix saine et bien projetée accuse une légère fatigue en fin de représentation, malgré des prises de risque très limitées, comme l’arioso « fin ch’han dal vino » pris sur un tempo lent. Andrea Vincenzo Bonsignore compose lui un Leporello veule à souhait et techniquement irréprochable. En revanche, Mateo Ferrara peine à faire exister son Masetto au point de passer en force au prix d’une justesse parfois aléatoire. Attila Jun possède la couleur idoine pour incarner un bon Commandeur. Las, lui aussi accuse un vibrato large dès lors que l’émission doit se faire plus péremptoire. Anicio Zorzi Giustiniani, promis à un grand avenir mozartien par notre confrère, réitère une prestation d’une élégance rare, assise sur une maitrise du souffle autorisant les plus subtiles nuances ainsi qu’un phrasé léché digne des plus grands. Il domine dans le style et la beauté de l’instrument le plateau, tant masculin que féminin. En effet, à l’exception de Lucrecia Drei à la voix douce, Gioia Crepaldi (Donna Anna) et Cristina Baggio (Donna Elvira) présentent des voix à la verdeur acide qui grèvent l’interprétation. On ne saurait leur reprocher, comme à toute la distribution et le chœur, ni leur technique solide ni leur engagement scénique intense.
Enfin dans l’acoustique et les dimensions idéales de la Fenice pour ce répertoire, Jonathan Webb donne une lecture tout en nerf du chef-d’œuvre de Mozart. Il peut compter sur un orchestre de qualité à la ductilité certaine. Les ruptures de rythme nombreuses donnent tout le contraste nécessaire aux situations dramatiques et le drame progresse sans cesse, notamment dans un souper final haletant sitôt balayé par un final lumineux et enlevé qui ferait presque penser à du Beethoven.