Parfois, une ou deux fois par an peut-être, un spectacle en particulier nous rappelle pourquoi nous voulons aller à l’opéra. La sensation d’assister, non pas à un produit tout fait et donc déjà un peu mort, mais à un travail en train de se déployer devant le public, à mesure que le drame se noue. L’impression que le théâtre déborde la seule scène, ruisselle dans la fosse, et rejaillit sur les spectateurs. Le sentiment que l’on devine enfin chez ses artisans de servir quelque chose de plus grand que soi : une œuvre. Ce Don Giovanni est de ces spectacles. Sa réussite en revient au premier chef à Ivan Alexandre, qui s’est lancé avec Marc Minkowski dans la représentation d’un cycle Mozart-Da Ponte dans deux théâtres royaux historiques : l’Opéra royal de Versailles et le Théâtre de Drottningholm.
Le metteur en scène réutilise le procédé théâtral qui avait déjà fait le succès du premier volet : un praticable central où virevoltent, se déchirent, valsent des rideaux délimitant autant d’espaces scéniques différents. Des deux côtés, des tables de maquillage, occupées par les personnages temporairement désoeuvrés, permettent de circonscrire le danger d’une représentation vécue comme une succession d’airs autonomes, en même temps que de fluidifier l’action, d’envisager de nouvelles connexions de sens. Un théâtre de tréteaux donc, ce grand mythe d’un retour à l’essence d’un drame débarassé du superflu qui échoue souvent et qui là, réussit ! Il réussit d’abord parce qu’il se nourrit de petits « trucs », comme autant de portes ouvertes à la poésie : une main qui passe par une fenêtre de tissu, une porte cachée, la figuration du cimetière du Commandeur par quelques planches de bois judicieusement placées. Même l’inévitable astuce du catalogue, dont on croyait avoir vu toutes les réalisations possibles, surprend, et fait rire. Il réussit surtout parce qu’à la frénésie de gestes ou à la débauche d’artifices, Ivan Alexandre préfère l’attention portée à la parole. Pas un récitatif qui serve de prétexte, pas une phrase que l’on ressente comme expédiée pour en arriver plus vite à l’aria. On devine le travail collectif que cela suppose. A cet égard, louange particulière au continuiste Francesco Corti, qui depuis son pianoforte règle avec un infini tact ce théâtre parlé. Des récitatifs allongés, vivants, déroulés, puis s’emballant d’un trait : rarement entend-on un travail si heureux.
© Mats Bäcker
Heureuse également la direction de Marc Minkowski. Instruments d’époque mais drame bien d’aujourd’hui : les tempi sont allants, la ligne souple et nerveuse. Mais surtout, quel sens du drame, quelle attention portée aux chanteurs : encore une fois, rien n’est prétexte, rien n’est occasion de faire du « beau son », rien que du théâtre !
On l’a compris, un tel esprit de troupe ne souffrirait d’être analysé trop scrupuleusement à l’aune des individualités qui le composent. Néanmoins, saluons la véritable bête de scène qu’est Robert Gleadow : son Leporello physique et carnassier avale tout sur son passage – notes et mots – au risque d’une fatigue de son instrument, palpable dans le dernier quart de la représentation. A ses côtés, rien ne sert de chercher un Don Juan plus féroce encore. Jean-Sébastien Bou joue l’absence. Mystère d’un personnage étranger à ses propres méfaits, presque déjà mort en entrant sur scène, ce Don Giovanni n’a pas un seul regard pour ses désirées, croque à peine dans les fruits qu’il cueille : il nous hante. Si la tessiture du baryton français est parfois éprouvée dans les graves, c’est en revanche dans le clair-obscur que son timbre caressant suspend le temps : il y a peu de « Deh vieni alla finestra » aussi beaux. Trio de femmes équitablement investies, quoique de tempéraments différents : Anna éperdue et altière d’Ana Maria Labin, Elvira nuancée (quoiqu’en légère difficulté dans les vocalises) de Marie-Adeline Henry, Zerlina particulièrement touchante de Chiara Skerath pour sa prise de rôle. Comme à la création praguoise, c’est le même chanteur qui assure les rôles de Masetto et du Commandeur : Callum Thorpe nous surprend, changeant de voix presque comme de peau. Cette fidélité affichée à la version originelle donnera pourtant à nous plaindre de la seule vraie déception de la soirée : ne pas avoir laissé chanter « Dalla sua pace » à Fabio Trümpy, ténor de grâce et de délicatesse, avec qui Ottavio aura pour une fois oublié d’être idiot.