Laurent Pelly le dit volontiers, il aime faire rire. Il voit dans Don Pasquale une farce cruelle qu’il a cherché, dans cette coproduction créée en 2014 à Santa Fe et reprise cette année à Barcelone, à traiter en hommage au cinéma italien, plus particulièrement dans l’esprit d’un Dino Risi et de ses « affreux, bêtes et méchants ». Dès lors, à l’exception de Malatesta, le roué qui verra son complot couronné de succès, tous les personnages sont poussés au noir. Ernesto est un dadais paresseux et irréfléchi qui trépigne et se roule par terre comme un enfant quand il est contrarié, Norina dans l’intimité se montre plus proche de la souillon que de la fée du logis, fume et boit sans retenue et semble plus cynique que sentimentale. Quant à Don Pasquale, d’abord passablement hébété, il use et abuse de pilules et gouttes dont il cherche de sa main tremblante à vérifier l’effet in situ. Montée avec le soin habituel des détails dans la direction d’acteurs qui caractérise le travail de Laurent Pelly, cette conception irrévérencieuse atteint son but, à en juger par les réactions autour de nous. Pourquoi donc ne nous a-t-elle pas entièrement convaincu, malgré sa cohérence ? D’abord parce qu’elle simplifie outrancièrement les personnages, ramenés à leur essence de pantins issus de la Commedia dell’arte, ce qui ne va pas toujours avec les effusions bien présentes dans la musique, à moins de décréter qu’elles sont ironiques parce qu’il ne s’agit que d’un jeu théâtral. Ensuite, et ceci découle de cela, s’il s’agit simplement de fantaisies sans rapport avec des sentiments, des relations, des situations dont le public pourrait avoir l’expérience, pourquoi ne pas forcer encore le trait ? Don Pasquale est avare et décrépit comme Harpagon, ramolli et dépendant comme Argan, crédule comme Orgon. Il y avait de quoi noircir encore le tableau, en faire une eau-forte de Goya. On en reste finalement à une provocation bien tempérée. Mais il est juste de dire que dans son souci de faire rire autant que possible Laurent Pelly exploite sans répit les chanteurs, obtenant par les mimiques, les gestes, les attitudes une vie dramatique continue, parfois dans une agitation tourbillonnante qui n’est pas sans évoquer Feydeau. Sa partenaire habituelle Chantal Thomas a conçu pour décor deux barres d’immeubles aux ouvertures obstinément closes, où des lumières témoignent d’habitants invisibles dont la présence ne deviendra manifeste qu’à l’énoncé libérateur de la morale. Ces logements sont situés de part et d’autre d’une grosse maison qu’ils surplombent, dont l’occupant, Don Pasquale, les a peut-être fait construire car il y accèdera librement au dernier acte. En tournant sur elle-même la maison s’ouvre sur un espace intérieur vide, à l’exception du fauteuil Chesterfield massif qui y trône. D’un coup d’œil, une vie stérile et égoïste de tyran domestique est exposée. L’arrivée de Norina renversera le tout littéralement, ou pour mieux dire mettra ce décor cul par-dessus tête. A noter le parti pris de « surréalisme » qui fait que les murs n’en sont pas vraiment – si bien que la circulation entre dehors et dedans échappe souvent à la vraisemblance – et transforme le toit en firmament étoilé pendant la romance d’Ernesto, qu’un gag nous défend de prendre au sérieux. Les éclairages de Duane Schuler contribuent avec une efficacité certaine aux enchaînements ou aux ruptures de ton.
Juan Francisco Gatell (Ernesto) Lorenzo Regazzo (Don Pasquale) Valentina Nafornita (Norina) et Mariusz Kwiecien (Malatesta) © A Bofill
Pourtant, ce que la mise en scène tend à estomper, la musique le laisse entendre, puisque les mélodies et l’orchestration de Donizetti expriment aussi bien le climat de l’intrigue que la sincérité des sentiments des jeunes premiers. A cet égard la direction de Diego Matheuz déconcerte car d’un jour à l’autre elle présente des accélérations ou des langueurs susceptibles de mettre les chanteurs à la peine. Seule l’ouverture conserve la même qualité : un début fracassant et aussitôt une démarche insinuante, puis progressant à pas de loup, devenant enjôleuse, faussement dégagée, l’air de ne pas y toucher, puis plus hardie, plus libre et tourbillonnante, prête à la fuite, à nouveau caressante et enfin au bout d’un crescendo qui ravit la conclusion péremptoire comme une estocade. L’orchestre du Liceu lui répond avec souplesse, les solos de trompette et de violoncelle séduisent à souhait, et les guitares prescrites pour la romance sont bien au rendez-vous. Les chœurs maison, d’un jour à l’autre, sont aussi sonores et efficaces. A cette qualité sonore répond celle des deux distributions, à l’exception du Malatesta de Gabriel Bermùdez dont la prestation vocale, le 17, nous a semblé vraiment hors de propos, qu’il s’agisse de souplesse, d’étendue ou d’intonation, alors que dans le même rôle Mariusz Kwiecien fait un sans-faute, le lendemain, en termes d’aplomb, d’extension, d’autorité et de présence. Le 17 c’est l’Ernesto d’un Antonino Siragusa des grands soirs, à l’émission d’une insolente liberté, dépourvue de la moindre nasalité et d’une fraîcheur déconcertante après deux décennies de carrière. Le lendemain, même si la silhouette de Juan Francisco Gatell est plus juvénile, il ne nous séduit pas comme nous l’espérions depuis son excellent Tom Rakewell à Venise, à cause d’un léger vibrato inconnu et d’un registre aigu moins brillant que celui de son aîné. La Norina du 17 est Pretty Yende, dont la voix capiteuse, longue, à l’aigu facile, suffirait à subjuguer l’imprudent mais dont la tenue scénique ajoute encore à l’impact, car elle démontre une vis comica de premier ordre. Il est vrai que les costumes, eux aussi de Laurent Pelly, lui sont particulièrement adaptés ; la petite robe noire qu’elle endosse n’est-elle pas sortie de la garde-robe de Michelle Obama ? Et la robe de bal aux multiples jupons de tulle un sourire dédié à Naomi Campbell ? Quant au tailleur strict « sortie de couvent » il semble évidemment emprunté à Whoopy Goldberg. Valentina Nafornita ne lui cède en rien sur le plan de la séduction, mais, son extrême minceur y est-elle pour quelque chose, la voix paraît moins riche d’harmoniques même si elle a la teneur hormonale des voix slaves, et la montée dans l’aigu et la portée moins éclatantes. Le personnage paraît moins sympathique, peut-être plus conforme aux désirs de Laurent Pelly, qui avait travaillé avec cette distribution. Mais nous pesons des plumes de colibri. Dernier atout de ce Don Pasquale deux interprètes qui ont été tous deux élèves de Sesto Bruscantini, dont l’épouse était présente. Le 17, Roberto de Candia compose un personnage dont la balourdise va de pair avec l’embonpoint. Boudiné dans son costume bleu de séducteur – peut-être indice d’une avarice rétive à investir dans un vêtement ou inconscience de sa décadence physique – il évoque probablement sans le vouloir Alberto Sordi, dont il a naturellement la rondeur. C’est peut-être pour cela que son Don Pasquale, irréprochable sur le chant, est surtout pathétique et assez peu odieux. Le lendemain, Lorenzo Regazzo, pour la troisième incarnation que nous lui connaissons de ce personnage, montre une fois encore sa ductilité d’acteur. Son embonpoint est feint, la rondeur, il en est dépourvu, alors son personnage est sec, sardonique comme pouvaient l’être Vittorio Gassman ou même Louis Jouvet, et comme le souhaitait Laurent Pelly. Le chanteur, comme de coutume, détaille la moindre facette du rôle, et la qualité de son Malatesta fait de leur duo une scène d’anthologie. L’un et l’autre soir la réponse du public est des plus chaleureuses. Il est vrai que l’œuvre avait quitté l’affiche depuis trente-cinq ans. C’est donc globalement un retour en beauté !