L’argent est-il la clef de Don Pasquale ? Le metteur en scène Andrea Bernard semble le penser, lui qui porte le nom d’un financier des rois Louis XIV et Louis XV. Ainsi il transpose le cadre de l’intrigue dans un casino à l’américaine dont l’enseigne proclame le nom de son propriétaire. Il suffira de le remplacer par celui de l’épouse pour rendre éclatante la défaite du vieux « Don ». Or le mot « casino » sans accent final peut en italien désigner aussi bien un pavillon de plaisance qu’un cercle de jeux et même un bordel. D’emblée la couleur est annoncée : l’œuvre est poussée sinon au noir du moins au glauque. Malatesta n’aide pas Ernesto parce que tel un Scapin il prend plaisir à aider la jeunesse mais poussé par une voracité financière qui semble inextinguible, prêt à exhiber un revolver tel un mafieux diplômé. Norina n’est pas la femme victime des préjugés envers les veuves, mais une « artiste » qui se déshabille dans un peep-show et dont la vénalité cynique rend suspect son attachement à Ernesto, en qui elle a peut-être détecté un « pigeon » idéal. Et le « Don », qui s’est enrichi en exploitant les « faiblesses » humaines, n’est pas un vieillard respectable mais un hypocrite doublé d’un Harpagon.
Les coulisses du peep-show ; Malatesta aux pieds de Norina (Davide Luciano et Marina Monzo) © _michele_monasta
On ne niera pas la cohérence du projet, qui est mené à bien autant que possible avec toutes les ressources de costumes et des lumières. Mais sommes-nous convaincu de sa pertinence ? L’originalité de Don Pasquale, perçue dès la création, tient au traitement des personnages. Les types comiques issus de la commedia dell’arte ont acquis une universalité qui les met à distance de la sensibilité des spectateurs. On les reconnaît, on ne s’identifie pas à eux. Or le tour de force de l’œuvre, livret et musique confondus même si la part du compositeur est sans nul doute prépondérante tant il intervint dans la rédaction du livret, est de donner à ces archétypes une humanité telle que l’on peut, que l’on doit s’émouvoir pour eux. Dans la conception d’Andrea Bernard ils ne nous ont pas touché, et les huées sonores qui ont fusé au milieu des applaudissements à l’endroit du metteur en scène semblaient indiquer que notre réticence était partagée. On pourrait encore relever que les changements dans le décor et l’animation de l’espace, lorsque la pseudo-Sofronia prend le pouvoir, ne devraient pas courroucer Don Pasquale, puisque les dépenses occasionnées sont un investissement destiné à augmenter le rapport alors que dans l’œuvre il s’agit exclusivement de dépenses improductives, donc d’un gaspillage épouvantable aux yeux du barbon.
Par bonheur, si le spectacle cherchait à « en mettre plein la vue » sans que cela soit, on l’aura compris, une réussite indiscutable, l’exécution musicale et vocale avait de quoi réjouir bien au-delà !
Antonino Fogliani nous cueille à froid : le départ fulgurant de l’ouverture est un rapt auquel on ne songe pas à résister car il nous a déjà emportés. Tout au long de l’œuvre, secondé par un orchestre d’une précision et d’une réactivité remarquables, où les parties solistes – trompette en particulier – sont exécutées magistralement, il dose en virtuose le cocktail d’effervescence et de lyrisme qui fait de la partition une suite captivante de délices mélodiques et rythmiques. Seule légère ombre au tableau, la fosse d’orchestre est un parallélépipède très large sans retour sous la scène, ce qui ne permet pas d’atténuer toujours la générosité du son. Même si à aucun moment les chanteurs ne sont submergés on a parfois l’impression qu’ils doivent forcer plus que nécessaire pour ne pas être engloutis. Mais cette remarque vaudrait, on le suppose, pour tous les opéras dans cette configuration.
A l’applaudimètre, Marina Monzò l’emporte ; voix longue et homogène, projection vigoureuse, solidité des aigus, joliesse du trille, souplesse serpentine, ces éminentes qualités vocales se doublent d’un abattage scénique et d’un physique avantageux qui lui permettent de camper crânement la Norina cynique voulue par la mise en scène. Elle est suivie de peu par l’Ernesto à dire vrai quasiment idéal de Maxim Mironov. On note d’abord l’aspect juvénile adéquat pour le personnage, mais on ne cessera d’être émerveillé par le raffinement musical du chanteur, qui module jusqu’aux nuances les plus infimes et témoigne ainsi d’une maîtrise vocale telle qu’on en reste comblé. Cet art de la ciselure est-il perceptible loin de la scène ? Où nous étions il nous a comblé. Beau succès mérité aussi pour Davide Luciano, Malatesta que la mise en scène prive du « bon cœur » habituel et dont l’aplomb scénique nourrit le personnage proposé ici comme habitué des entreprises troubles. La pratique des rôles rossiniens donne au baryton toute la verve et la fluidité requises et il démontre si nécessaires ses réserves de puissance avec éclat. Il en est de même pour le Don Pasquale de Nicola Ulivieri ; lui aussi rossinien d’origine, il n’a rien perdu de son agilité vocale comme il le prouve dans les duos-duels où il fait assaut de rapidité avec Davide Luciano. Sa désinvolture scénique est connue et il s’acquitte au mieux des indications de la mise en scène. Le succès des solistes est aussi celui des artistes du chœur, dont l’intervention unique a tout le brillant attendu. Autant de plaisirs vocaux et musicaux que l’on aurait savourés volontiers une fois encore, malgré une transposition qui n’est pas raison.