Derrière sa réputation d’œuvre facile, Don Pasquale abrite plus d’un paradoxe. Chant du cygne d’un genre – l’opéra buffa – qui prend ses racines au XVIIIe siècle dans la farce napolitaine, s’épanouit pleinement au soleil de la virtuosité rossinienne avant de décliner, ébranlé par les coups de boutoir d’un romantisme qui n’aime rien tant que le sang et les larmes. Mais également chant du coq, annonciateur de chefs d’œuvre à venir. L’ouvrage porte les germes d’une écriture nouvelle. Les récitatifs orchestrés, préférés aux récitatifs secs d’usage, préfigurent déjà le discours continu de Falstaff. Œuvre charnière donc, entre convention et invention, archétypale d’une forme artistique typiquement italienne et pourtant créée en 1843 non pas à Naples ou Milan mais Paris.
Cette ambigüité, on la ressent particulièrement dans la nouvelle production proposée par l’Opéra de Tours avec le soutien de la Région Centre (et appelée à ce titre à tourner dans les villes environnantes). La mise en scène de Sandro Pasqualetto joue la carte postale d’une Italie figée dans l’esthétisme des années 1950, façon Cinecittà. Les décors faits maison par Valentina Bressan délimitent intelligemment l’espace. Côté jardin, la façade d’un palais romain qu’animent de multiples fenêtres dessine une place qui, par un système de coulisse, devient au 2e acte une pièce de la maison de Don Pasquale. A l’intérieur comme à l’extérieur, s’agite et se croise une foule que l’on croirait sortie de Cinema Paradiso (mention spéciale aux chœurs qui, s’ils ne disposent que de peu d’interventions musicales, sont particulièrement impliqués dans le dispositif scénique) : le curé, la vieille fille, le ragazzo aux cheveux gominés, etc. Cette galerie de portraits stéréotypés se veut l’écho des conventions qui régissent l’opéra de Donizetti. Tout ce petit monde entre, passe, sort, parlemente et bouge les mains tandis que les chanteurs font leur numéro, au risque de monopoliser l’attention et de distraire l’écoute. Mais ce mouvement permanent, s’il peut sembler excessif, n’est jamais gratuit. Il épouse précisément le sens de la partition, ses élans, ses apartés et ces instants où le rire fait place à l’émotion, comme lorsque Norina, après avoir giflé Don Pasquale, retient, pour ne pas faire échouer le stratagème, le geste consolateur que lui dicte son cœur.
A cette conception volontairement italienne s’oppose la direction très française de Jean-Yves Ossonce. Brillante, d’un lustre plus parisien que latin, l’approche du chef d’orchestre ne s’embarrasse pas de détours. Elle avance droite sans faire de sentiments avec une efficacité toute cartésienne, au détriment d’une certaine morbidesse.
Une même dualité caractérise la distribution. D’un côté, les clefs de sol qui, si elles épousent scéniquement les contours de leur personnage, peinent à en traduire vocalement le charme. Chacune pour des raisons différentes : des aigreurs de timbre et un aigu qui s’amincit dangereusement au fur et à mesure que la voix escalade la portée pour Daniela Bruera (Norina) ; une émission instable avec des attaques approximatives, des duretés, des sons carrément laids pour Domenico Menini (Ernesto). Dommage car la soprano a du tempérament et, au détour d’une phrase, une note subtilement allégée, un ton retrouvé nous laissent entrevoir un autre visage du ténor. Ainsi la pamoison délicate du Nocturne en Duo ne manquerait pas de poésie si les voix des deux chanteurs étaient mieux appariées.
Entre Jean-Sébastien Bou et Donato Di Stefano, la complémentarité n’est pas non plus si évidente. Le premier très français dans son style, le second d’une truculence toute napolitaine, l’un et l’autre d’une couleur vocale assez similaire. Leur chant, pour autant, n’appelle pas de réserves. S’il peut sembler parfois un peu guindé, le Malatesta de Jean-Sébastien Bou ne manque ni d’élégance, ni de souplesse. Donato Di Stefano est un Don Pasquale accompli, de la silhouette, rondement bonhomme, à la voix saine et puissante. L’âge du barbon (70 ans) nous vaut trop souvent dans le rôle des artistes usés jusqu’à la corde dont la prestation repose davantage sur le talent comique que vocal. Rien de tel ici. Au contraire, la présence scénique et la diction, irréprochable, s’accompagnent d’un chant tout aussi efficace : égal sur toute la ligne, brillamment tracé, ample et sonore. Gourmand, Donato Di Stefano donne parfois l’impression de goûter les notes, de les garder en bouche pour mieux en apprécier la saveur comme un sommelier le ferait d’un grand crû. Son interprétation d’ailleurs se déguste comme un bon vin : avec plaisir et sans modération.