La saga de Don Quijote de la Mancha et de son compagnon d’aventures Sancho Pança, bien qu’étant un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, n’a plus trop la cote aujourd’hui dans la jeune génération. Et l’opéra de Massenet peut paraître à certains plutôt démodé, long et insipide, quelles que soient les qualités des interprètes. S’appuyant sur le fait que le compositeur et son librettiste ont choisi quelques moments de l’œuvre plutôt que sa synthèse, la metteuse en scène Mariame Clément a pris le parti de raconter plusieurs histoires à la suite, mêlant différentes périodes de la vie du héros. On découvre ainsi un personnage dont on avait oublié qu’il avait pu être jeune un peu fantasque, puis adulte un peu braque, et l’on assiste à des épisodes antérieurs de sa vie réelle ou rêvée expliquant comment il en arrive à une fin si douloureuse. Le parti-pris était audacieux, le résultat de notre point de vue extrêmement convaincant. Une approche personnelle réussissant à gommer plusieurs des imperfections de l’œuvre.
Deux acteurs, dont un Don Quichotte âgé « traditionnel », commencent le spectacle en s’interpellant dans la salle à la manière des Branquignols, avant de venir s’installer sur scène dans des fauteuils face à un second théâtre dans le théâtre, « à la Carsen », dont le rideau s’ouvre pour le premier acte sur le décor classique d’une place de village espagnol. Nous sommes là dans le domaine de la zarzuela, avec les trois personnages principaux traités de manière classique.
Après une pause un peu longue pour changement de décor, le deuxième acte nous transporte dans une chambre d’hôtel contemporaine où Don Quichotte, jeune homme, prend un douche tandis que Sancho (vêtu et coiffé comme un motard des années 70), commente la situation ; l’énervement monte contre un extracteur d’air, qui grossit démesurément au point d’envahir toute la scène : c’est la transposition, fort astucieuse, inattendue et drôle, de la fameuse scène des moulins à vent.
Au troisième acte, nous sommes dans un quartier mal famé, et Don Quichotte « le justicier » a endossé le costume de Peter Parker alias Spider-Man, tandis que Sancho Pança serait un genre de Robin qui l’aurait confondu avec Batman. Une bande de loubards les attaque, maniant aussi bien les coups que la langue fleurie et l’accent des banlieues. Don Quichotte redresseur de torts et donc aussi super-héros, pourquoi pas, l’idée est séduisante.
Acte III – Gábor Bretz (Don Quichotte) © Bregenzer Festspiele/ Karl Forster
Après l’entracte, on retrouve Dulcinée employée de bureau sous les traits de Mary-Jane Watson (le principal personnage féminin de la saga de Spider-Man) – ou bien s’agit-il de Lois Lane (personnage de Superman), car un de ses collègues apparaît en clin d’œil portant un T-shirt décoré du fameux « S » ? Peu importe, Don Quichotte homme d’âge moyen et Sancho Pança coiffé d’une perruque quasi afro, sont employés dans la même société. Bien qu’il lui rende son collier (volé puis restitué par les mauvais garçons), Dulcinée joue avec lui comme le chat avec la souris.
Au cinquième acte, on se retrouve dans le petit théâtre du début, devant un décor classique en grisaille. Dulcinée, venue assister à la suite des aventures de Don Quichotte qui a repris sa figure traditionnelle de vieillard ridé, quitte le théâtre sans même se retourner. Sancho retire le masque de son maître, que l’on retrouve jeune homme, avec toute la jeunesse d’âme et de caractère et la témérité que le personnage a conservées en lui, quels que soient ses apparences et ses costumes, et jusque sous l’image de vieillard qui continue de lui coller à la peau. Perpétuel inadapté au monde dans lequel il vit, il finit par comprendre que ses rêves n’ont pas leur place dans la réalité des autres. Ainsi nous apparaît-il, dans cette mise en scène où tout fonctionne plutôt très bien, aussi contemporain que touchant.
Pardon pour ce préambule un peu long, mais il était indispensable pour expliquer comment est bâti le spectacle, avec les partis pris sur lesquels les chanteurs ont dû construire leurs personnages. Quelle que soit l’apparence physique des divers Don Quichotte qu’il interprète, Gábor Bretz a la jeunesse et la vaillance, aussi bien physique que vocale, telles que voulues par sa metteuse en scène. Sa voix sait se faire enjôleuse (acte 1), plus violente (actes 2), implorante (acte 3), désespérée (acte 4) et déchirante (acte 5). Ce sont bien là toutes les facettes d’un personnage mêlant théâtre et vie réelle que ce chanteur arrive à rendre, tant par son jeu scénique d’une grande finesse que par une technique de modulation vocale qu’il arrive à adapter à toutes les situations et à ses « divers personnages ». Sans être une véritable basse profonde comme certains chanteurs russes qui ont joué le rôle, il arrive de manière simple et efficace à nous toucher en interprétant notamment une très belle mort.
A la fois Leporello et Figaro, le Sancho Pança de David Stout abandonne totalement le côté protecteur de certains autres titulaires du rôle (par exemple Jean-Philippe Laffont). Et s’il est toujours déférent (« mon maître »), sa gestuelle reste fort simple et finalement égalitaire. Il subit les délires de son patron, mais vit quand même sa vie en marge. Le personnage qu’il crée est sympathique, sans mièvrerie ni emphase. Sa voix est forte et chaude, sachant traduire des accents de grande sincérité dans l’opposition comme dans l’affliction. Anna Goryachova est enfin, comme il se doit, une Dulcinée toute en contradictions. Sa voix de mezzo est chaude et égale, avec une puissance importante parfaitement adaptée à celle de ses deux partenaires. La caractérisation des « diverses Dulcinées » qu’elle joue, toutes femmes et toutes un peu perverses, est bien rendue dans les diverses situations, et c’est dans la simplicité qu’elle trouve la véritable dimension du personnage. Tous trois chantent plus qu’honorablement notre langue.
Le triomphe qu’a connue cette représentation doit également beaucoup au chef Daniel Cohen qui est bien en symbiose avec la musique de Massenet. Il fait ressortir les traits caractérisant les personnages et les situations, et arrive à alléger les moments plus lourds tout en soulignant efficacement les accents dramatiques. Sa battue est claire et expressive, bref il a une grand part dans la réussite de l’ensemble, qui doit également beaucoup aux rôles secondaires et aux chœurs de Prague excellents comme toujours.