On le sait depuis le XIX° siècle, de nombreuses mythologies mentionnent le déluge comme le moyen choisi par une divinité pour exterminer ses créatures devenues pour elle insupportables. Chez les Assyriens, c’est leur activité frénétique qui engendre l’exaspération divine. Pour les Hébreux, c’est leur violence mutuelle qui la motive. C’est de cette dernière tradition que s’inspire le livret de Il Diluvio universale. Mais à en juger par le spectacle proposé par MASBEDO – contraction des noms de Nicolò Massazza et Jacopo Bedogni – e Mariano Furlani, c’est la violence exercée par les hommes sur la création, sur la nature, animaux, végétaux, éléments, qui est en cause, ce qui correspond à la tradition assyrienne et donc s’écarte des sources du livret mis en musique par Donizetti. Les mauvaises actions de l’homme contre la nature ? Vous avez, lecteur, deviné la suite : les concepteurs ont sauté à pied joint sur un thème d’actualité en le dramatisant autant que possible.
D’abord en donnant le ton au public avant même qu’il entre au théâtre Donizetti, sur le parvis duquel l’air grave, résolu, inquisiteur, presque hostile, la ronde d’un groupe d’individus des deux sexes farouchement silencieux témoigne de la gravité du moment : la catastrophe est imminente. On devine l’apostrophe latente : que faites-vous pour vous opposer à l’engrenage fatal ? L’inaction est coupable. Vous êtes coupable. S’il n’est pas formulé, le message est bien là : votre mode de vie est responsable. Le problème est qu’il sera ressassé, seriné, assené tout au long du spectacle au premier et au troisième acte, avec la projection en flot continu de vidéos sur les espèces menacées, la faune, la flore, les océans, on en passe car nous sommes vite arrivé à saturation. Faut-il dire que cette sollicitation visuelle incessante en arrière-plan ne favorise pas la concentration sur l’œuvre de Donizetti ?
En affirmant, comme ils le font dans le programme de salle, que l’obstination de Cadmo à rester sourd aux avertissements de Noé est l’aveuglement d’un égoïste qui jouit sans frein des ressources naturelles et refuse donc tout changement, ils escamotent l’affrontement religieux qui est au premier plan dans l’œuvre de Donizetti. Face au Dieu de Noé qui menace, Cadmo proclame sa fidélité au sien. Les images filmées en direct pendant le banquet des satrapes – une invention de leur cru – participent de cette mise en scène qui se regarde mettre en scène. Après les vidéos où défilent des animaux sacrifiés pour les ripailles, les reproductions de natures mortes qui prouvent le lourd passif des hommes à l’égard de la nature, ce sont les appétits gloutons en direct, avec gros plans sur les bouches, aspirations, succions, mastications, un florilège. On n’a pas cherché quel rapport il pouvait avoir avec l’œuvre mais on a cru comprendre celui qu’il avait avec le parti-pris : manger peut être coupable, sauf peut-être si l’on est végan ! – ( Ici une remarque perfide : il y avait du jambon dans des croissants fourrés offerts après le spectacle). Aux saluts, ces concepteurs-réalisateurs ont été accueillis par des bordées de huées bien sonores que les applaudissements n’ont pas étouffées.
Que dire encore de ce spectacle d’où toute transcendance est évacuée ? L’œuvre est ramenée à un conflit conjugal entre Sela, une femme qui a trouvé un écho à son mal-être dans le prêche apocalyptique d’un renégat, et Cadmo, son mari autoritaire qui s’exaspère de la voir adhérer à ces discours alarmistes qu’il perçoit comme destinés à lui imposer un comportement. Sa maîtresse Ada, qui veut être reine à la place de la reine, va attiser sa colère en insinuant que Sela le trompe avec le fils aîné du « prophète ». Il va donc capturer Noé et sa famille et les livrer à la colère populaire pour que, prisonniers de l’arche, ils soient brûlés avec elle. Mais la mort de l’épouse du roi, foudroyée quand, par amour pour son fils, elle tente de renier le Dieu de Noé, impose la conclusion aux satrapes : Noé disait la vérité. Ils ont le temps de le dire avant de succomber.
Cette division entre aspiration au Bien et résistance invétérée est le fil conducteur des trajectoires de conversion, car c’est bien ce que raconte le livret. Sans doute l’ambition des concepteurs du spectacle était-elle de nous convertir ; encore faudrait-il avoir choisi les bons moyens.
Reste l’œuvre et l’interprétation. Entre la version proposée, celle de la création à Naples en 1830 et sa révision de 1834 pour Gênes, nous aimons mieux celle-ci, où la maîtresse perfide a reçu un air que Martine Dupuy élevait au rang de morceau de bravoure, tant par la virtuosité vocale que par l’intensité expressive. Dans la version originale, le rôle d’Ada, chanté ici dignement par Maria Elena Pepi, une élève de la Bottega Donizetti à la voix profonde et à l’élégante présence scénique, est celui d’une seconda donna dont l’éclat ne peut offusquer celui de la prima donna, ici Giuliana Gianfaldoni. Et c’est bien ainsi qu’elle nous est apparue, favorisée par une mise en scène qui la place le plus souvent au centre et à l’avant-scène, loin d’incarner de manière émouvante le personnage créé par la regrettée Giusy Devinu, dont l’attitude exprimait l’humilité, les perplexités d’une femme cherchant à combler la stérilité spirituelle de sa vie et l’angoisse d’une mère en butte à l’hostilité du père. Vocalement la chanteuse est égale à elle-même, certaines vocalises sont perfectibles mais les notes sont là et beaucoup s’en sont satisfaits et l’ont fait savoir bruyamment aux saluts.
Cadmo, le cœur endurci qui refuse d’entendre les avertissements transmis par Noé, trouve en Enea Scala un interprète de choix. Sa voix a la robustesse requise pour ce personnage qui laisse rarement entrevoir le défaut de sa cuirasse, le reliquat de tendresse pour Sela qu’il a du mal à éradiquer. De sa fréquentation des héros rossiniens il possède le bagage nécessaire pour faire des agilités les instruments expressifs des affects. Lui aussi remporte un triomphe indiscutable.
Au rang des chanteurs estimables, Nahuel Di Pierro s’impose, par une musicalité constante. Mais est-il la basse réclamée par le rôle de Noé ? A cette impression tenace que la voix manque d’un rien de profondeur et d’ampleur pour faire entendre la noblesse d’un personnage tout imprégné de sa mission s’ajoute le parti-pris de la mise en scène qui par leurs positions respectives fait de Noé le faire-valoir de Sela. Dans l’esprit de Donizetti le personnage aurait dû s’imposer comme celui du Mosè de Rossini. Il n’en fut pas ainsi, mais dans le remaniement auquel Donizetti procéda il ne changea rien au rôle de Noé alors que son personnage ne dispose pas de l’ampleur mélodique dont Rossini a gratifié le sien.
On englobera dans les mêmes félicitations les trois fils de Noé et ses brus ; si aucun n’a d’air, leur chœur initial ainsi que leur prière du deuxième acte ont été de vrais bons moments d’écoute, malgré l’envahissant arrière-plan. Le lieutenant de Cadmo, Artoo, est nourri de la voix claironnante de l’impétueux Wangmao Wang. Il est lors de son irruption à la tête des troupes de Cadmos, interprétées par le chœur de l’Académie de la Scala, très engagé à en juger par sa générosité vocale.
A la tête de l’orchestre Donizetti Opera le directeur musical du festival, Riccardo Frizza, soigne les détails, souligne les contrastes rythmiques et fait apparaître la différence des climats entre la cellule familiale de Noé et l’entourage de Cadmo, les élans vers l’ailleurs ineffable et la jouissance prosaïque. Dans un entretien contenu dans le programme de salle il fait allusion à l’influence possible de l’œuvre sur Nabucco. Il y confirme ce que nous disaient nos oreilles, tel rythme réapparaîtra dans La fille du régiment et telle esquisse mélodique dans Anna Bolena, découvertes qui ont le charme de rencontres fortuites avec des êtres aimés. Il signale l’utilisation de la clarinette, celle de la harpe n’est pas moins notable. On comprend mieux, à le lire, le plaisir qu’on a eu à entendre cette composition.
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