Franco Zeffirelli aurait eu cent ans cette année, et la reprise de cette production de La fille du régiment conçue en 1959 pour le Teatro Massimo de Palerme est la contribution de l’Opéra de Catane, le Teatro Massimo Bellini, à l’hommage rendu au grand homme de théâtre par plusieurs villes italiennes, à commencer par Milan. Marco Gandini, qui fut longtemps assistant du maître disparu, a repris le spectacle avec le souci d’être aussi fidèle que possible à l’esprit du créateur. Zeffirelli, se mettant au service des auteurs, avait pour objectif de réaliser des productions directement assimilables par le public, en illustrant au mieux les circonstances de l’intrigue.
Pour cette Fille du régiment il propose trois décors, à base de toiles peintes. Le premier représente un panorama des montagnes tyroliennes au pied desquelles apparaît à jardin le clocher d’un village et à cour le dos d’une ferme. Outre des dégagements latéraux vers les coulisses un chemin à mi-hauteur du décor permet l’entrée et la sortie des personnages, favorisant leur défilé jusqu’à l’espace central où se déroulent les interactions au premier acte. Les couleurs ne visent pas au naturel, à la fois excessives et un peu passées, offrant à l’œil le charme suranné des chromos contemporains de la création de l’œuvre. Cette remarque s’applique aux costumes repris par Anna Biagiotti, qui embourgeoisent montagnards et montagnardes sans le moindre souci de réalisme.
Le deuxième décor masque le premier lors du duo entre Tonio et Marie, il représente un paysage paisible très stylisé – les bords d’un lac entouré de sommets – devant lequel les amoureux sont seuls au monde. Une fois le duo terminé, il remonte dans les cintres et l’on retrouve le tableau initial.
Le dernier décor, au deuxième acte, représente les hauts murs du salon du château de Berkenfield ; cet espace ample, à la haute voûte en anses de panier, est dominé par le blason qui orne la majestueuse porte en fond de scène. A la fois jardin d’hiver – des plantes factices en carton peint – un salon de musique – le piano à queue – et foyer de réception – les sièges rococo – il suinte le guindé. L’intention reste la même et est poursuivie avec cohérence : représenter avec une distance ironique le cadre au sein duquel évoluent ces personnages de fiction, voire de carton-pâte.
© Giacomo Orlando
C’est probablement pour cela que le jeu d’acteur ne cherche pas à raffiner dans la subtilité et place les protagonistes presque toujours à l’avant-scène. Ce n’est pas sans danger car sans un contrôle strict de l’expressivité le risque de l’excès histrionique n’est jamais loin. C’est à l’honneur de Marco Gandini, qui fut assistant de Franco Zeffirelli, d’avoir su indiquer aux chanteurs la voie étroite entre comique et pathétique et à l’honneur des interprètes que de l’avoir suivie sans déraper. Même le personnage de la duchesse, confié désormais à un homme, échappe aux outrances auxquelles on le soumet parfois.
Venu pour la première, donnée la soirée du 20, les aléas du transport et la complaisance de la direction du théâtre nous ont permis d’assister aussi à la représentation du 21, et d’entendre ainsi une distribution différente des trois rôles principaux. Sulpice, l’ange gardien faussement bourru, était interprété successivement par les barytons Luca Galli et Enrico Marabelli. L’un et l’autre occupent la scène avec la désinvolture requise, un peu plus marquée pour le second, qui est l’aîné. Tous deux ont une projection suffisante, et leur élocution du français, sans être idéale, est globalement convenable. Il convient de préciser que le metteur en scène a allégé les passages parlés. De John Osborn, le Tonio du 20, que dire sinon qu’en état de grâce, il a gratifié le public de l’élégance vocale raffinée que l’on connaît, ornant l’air de contre ut et d’appoggiatures, et le bissant avec une étourdissante facilité. Si la haute taille de Valerio Borgioni impressionne, sa voix saisit d’abord par la vigueur du timbre et de la projection et convainc parce qu’il domine sans trembler les sommets de l’écriture. Il lui reste à perfectionner sa prononciation du français, qui n’a pas de secrets pour son aîné américain.
Cette dernière remarque vaut aussi pour les deux Marie, mais ce n’est pas leur principale faiblesse. Tant Jessica Nuccio (20) que Federica Foresta (21) – celle-ci prévue en troisième distribution ayant été appelée pour remplacer Manuela Cucuccio qui devait chanter le 21 et dont on nous avait dit beaucoup de bien – tant l’une que l’autre ont de jolies voix, chantent bien, ont le bagage technique nécessaire pour le rôle, mais leur projection nous a semblé vraiment insuffisante, tant dans les dialogues que dans les ensembles, quand par exemple le trio du deuxième acte est de fait un duo de voix mâles où l’élément féminin disparaît presque complètement. Faudrait-il remettre en cause le dogme de la perfection de l’acoustique du Teatro Bellini ? Ce qui fut vrai pendant des décennies l’est-il encore, après les travaux des années soixante qui modifièrent le sous-sol et portèrent à l’élargissement de la fosse d’orchestre au détriment de sa profondeur sous le plateau ? Quoi qu’il en soit, si ces deux Marie ont les airs, elles ont peiné à les faire entendre.
Car on ne peut imputer à la direction de Giuliano Carella une inattention coupable aux particularités des chanteurs, son expérience de chef belcantiste parle pour lui. Il gère aussi habilement que possible les élans pour en brider les débordements sans les priver de la vigueur nécessaire à produire les effets rythmiques par lesquels l’auditoire est attiré et emporté. La séduction mélodique fait le reste, et une fois encore cette musique captive, aujourd’hui comme à la création. L’alternance du cantabile, de l’entraînant et du pathétique est rendue à l’orchestre avec une précision nuancée qui nous semble, le 21, supérieure à celle du 20, où quelque bavure avait fâcheusement marqué l’introduction au cor. Les deux jours les percussions sont remarquables de précision. La cohésion des chœurs de la maison, à l’engagement scénique impeccable, reste bonne le 21 mais la diction nous a semblé plus soignée le 20.
Un mot encore pour les interprètes d’ Hortensius et des deux aristocrates. Francesco Palmieri est guindé à souhait mais il adopte une diction étrange à nos oreilles, peut-être pour restituer le français dans la bouche d’un Autrichien, qui ne nous a pas séduit. Madelyn Renée est une marquise de Berkenfield très soucieuse de maintenir une aura de séduction, au détriment des ridicules du personnage dont cela affaiblit la portée comique. Dans l’intermède ajouté par le metteur en scène au deuxième acte, quand Marie refuse de se présenter pour la signature du contrat, la marquise prend l’initiative de chanter pour les invités. Ce sera l’air d’Offenbach « Ah que j’aime les militaires » – peut-être un aveu ? – où les notes tenues bougent bien moins le 21 que le 20. En duchesse de Crakentorp, Ernesto Tomasini vise lui aussi à l’élégance et s’abstient de tout effet comique grotesque, se bornant par des mimiques à exprimer l’hypocrisie du personnage. Son interprétation d’une chanson populaire sicilienne écarte aussi tout excès, hormis un grave inattendu dont la projection vigoureuse fait sursauter l’auditoire alors que l’émission est restée homogène et plutôt ferme.
Les deux représentations ont été accueillies avec une faveur marquée par le public, tant pour la première mondaine que pour la seconde où les scolaires étaient nombreux. D’autres représentations sont prévues jusqu’au 28 octobre.