Il est des spectacles dont la longévité surprend – pas à cause d’un manque de qualité, mais précisément parce que ces qualités nous semblaient trop spécifiques, trop reliées aux équipes en place lors des premières représentations, pour passer sans dommage l’épreuve du temps. Ainsi cette Fille du Régiment mise en scène par Laurent Pelly. Le triomphe de la création londonienne en 2007, puis les reprises à Vienne et à New-York au cours des mois suivants, ont installé aux quatre coins du monde lyrique ce Donizetti habillé en Offenbach, burlesque et exubérant. Mais il semblait difficile d’extraire de cette production son couple star, l’élégance un peu réservée de Juan Diego Flórez trouvant en une Natalie Dessay aux faux airs de Fifi Brindacier une réplique parfaitement complémentaire. Ajoutez à cela quelques guests prestigieux (Montserrat Caballé, Kiri Te Kanawa ou l’humoriste Dawn French se succédant en Duchesse de Crakentorp), et vous obteniez des équipes de rêve, difficiles à remplacer.
Pourtant, alors que ce spectacle fêtera bientôt ses vingt ans, il tourne toujours : Vienne l’a rejoué lors de la saison 2022-2023, la Scala de Milan le reprendra dans un an, et Paris programme, ces jours-ci, une série de représentations dont la première s’est conclue sous les bravos d’une salle enthousiaste. Les gags imaginés par Laurent Pelly n’ont pas tous bien vieilli, et certains coups de jeune donnés aux dialogues parlés ont un peu pris la poussière. Mais, miracle, après toutes ces années, cette Fille du Régiment garde son rythme, dans ce décor de cartes d’état-major qui laisse assez d’espace pour une direction d’acteurs au cordeau, prompte à transformer chaque air de bravoure en morceau de comédie musicale, avec chorégraphie obligée.
Si cela fonctionne toujours autant, c’est aussi grâce à un renouvellement judicieux des distributions, qui a vu les remplaçants devenir, progressivement, de nouveaux titulaires. Julie Fuchs comme Lawrence Brownlee connaissent tous deux très bien le spectacle. Elle, magnifique de présence scénique, se montre à l’aise en grande fille volontaire, dont l’exubérance cache mal la sensibilité à fleur de peau. Si le vibrato, ce soir, sonne un peu large, la ductilité du timbre et la facilité des aigus emportent la mise dans le « show » de « Salut à la France ! » comme dans l’émotion contenue d’« Il faut partir ». Lui, attachant en bon garçon naïf, franchit, comme on pouvait s’y attendre, l’épreuve des neuf contre-uts de « Pour mon âme… » en technicien et en styliste, rompu aux subtilités du bel canto. Mais dans un espace comme l’Opéra Bastille, ces subtilités ont du mal à passer la rampe, et contraignent le ténor américain à une sorte de mezzo-forte permanent, où nuances et couleurs deviennent secondaires. A côté de l’excellent Sulpice de Lionel Lhote, on retrouve avec plaisir de hautes et familières silhouettes : celle de Susan Graham, percutante et sensible Marquise de Berkenfield, celle de Felicity Lott (pour les amateurs d’archives, notez que ses débuts à l’Opéra de Paris datent de 1981 !), toujours irrésistible sur scène, même quand son apparition se résume à quelques dialogues, amputés du « ‘g Schätzli » suisse qu’elle chantait in loco en 2012.
Les chœurs, en grande forme ce soir, et l’orchestre, sensiblement plus nonchalant, ne peuvent éviter quelques décalages ; il faut dire que la battue d’Evelino Pido, souvent mécanique, n’était pas de nature à leur inspirer grand-chose. Au fil des représentations, l’énergie qui se déploie sur scène contaminera peut-être la fosse.