Donizetti, ne l’oublions pas, est aussi un maître du buffo, de la farsa. L’Elisir d’amore n’a pas à rougir de la comparaison avec Anna Bolena, contemporaine. Bijou de bonne humeur, de charme et de mélancolie, son livret, transcrit de Scribe (pour Auber en 1831) renoue avec la commedia dell’ arte : quatre personnages, un couple de jeunes gens, un militaire séducteur et un « docteur » charlatan. L’histoire dont le vendeur de potions et élixirs en tous genres sera le manipulateur est connue : la belle et capricieuse Adina provoque son amoureux naïf en feignant de se laisser séduire par un sergent de passage. Le premier acte permet à chacun des quatre personnages essentiels de se présenter et de susciter les interrogations, comme les duos ; sans oublier ceux du II et la barcarolle d’Adina et de son militaire. Un trio, deux quatuors pour compléter l’ensemble, de quoi ravir les solistes comme le public. Cependant le chœur et Giannetta ne sont pas moins essentiels, puisque d’observateurs-commentateurs, il se font acteurs en révélant l’héritage qui échoit à Nemorino, avec l’attraction qu’il suscite des compagnes d’Adina.
On croit avoir affaire à un autre orchestre que celui de la veille (*), tant la qualité du son, les phrasés, la dynamique, les respirations, participent à l’animation du bref prélude, qui, avec le chœur, va nous plonger dans l’action. La vie, comme la cohérence sont bien réelles. Les subtilités de l’orchestration de Donizetti sont perceptibles, pas seulement les soli de la clarinette (arpèges du premier duo des jeunes gens), du basson et de la harpe (« una furtiva lagrima »). Familier de Baugé, Konstantinos Diminakis, qui dirige ce soir, va servir l’ouvrage avec intelligence et art. Toujours ça avance, avec fluidité, un rythme soutenu, des contrastes, et surtout avec une invention mélodique sans pareille. L’attention portée aux voix est constante, avec toute la souplesse attendue, et un orchestre attentif à ne jamais les couvrir. Le chœur n’appelle que des éloges, de son émission, de sa précision, de son équilibre, mais tout autant de son engagement sans faiblesse.
Aussi modeste que les moyens dont elle dispose pour ses mises en scène, Bernadette Grimmett ne rejoindra pas les artistes lors des ovations enthousiastes qui saluent la performance. Elle se considère comme facilitatrice et ne porte d’autre message que celui ou ceux de l’ouvrage. Comme d’ordinaire, le cadre scénique, drapé de noir, est meublé de quelques accessoires propres à suggérer le lieu de l’action : deux éléments d’une charpente ancienne, une clôture de bois, un porche de ferme, quelques gerbes de blé suffisent à nous entraîner dans cette histoire rurale. Comme d’ordinaire aussi, les costumes appropriés sont de belle facture et caractérisent chacune et chacun, de l’humble paysanne au bonimenteur qui a endossé une veste dorée avant d’apparaître avec son triporteur, assorti, où il conserve ses flacons. Les scènes d’ensemble séduisent. Les éclairages sont sommaires, eux aussi, imposés par les moyens, mais n’en sont pas moins efficaces. Il faut souligner la justesse de la direction d’acteur, particulièrement soignée.
Adina, la riche et capricieuse fermière est la soprano coréenne Yae-Eun Seo. Ce n’est pas une de ces soubrettes de farce trop souvent programmées, mais une jeune femme sensible, à l’aise dans le marivaudage comme dans la féminité avouée du dénouement. Même si on pouvait en attendre davantage de rondeur, la voix est légère, délicate, jeune, la tessiture large, dont l’aigu et l’agilité se déploient particulièrement au deuxième acte. Son tempérament, sa lucidité, son ingénuité, mais aussi sa vulnérabilité douloureuse (« tu mi sei caro, e tamo ») nous émeuvent. Dominic Bevan incarne Nemorino, le jeune cultivateur, épris de la belle Adina. Ténor léger, jamais mièvre ni androgyne, nous le préférons à la plupart des « grands » ténors – parfois aussi claironnants que séducteurs – qui ont fait de ce dernier l’un de leurs chevaux de bataille : l’amoureux transi se montre toujours juste dans son incarnation, jeune, maladroite. De sa cavatine initiale à la célèbre et pathétique « furtiva lagrima », c’est un régal. Nul histrionisme démonstratif, mais la vérité dramatique. Cet anti-héros complexé, naïf et humble, constant, fragile comme déterminé est chanté et joué avec justesse, et, malgré la comédie à laquelle on participe, on y croit. L’empathie est là. Les moyens vocaux sont en adéquation idéale avec le rôle. Les demi-teintes, les sons filés servent fort bien cette personnalité attachante.
© Will o brien
Belcore est confié à Michael Georgiou. La séduction du sergent de passage ne réside que dans son nom, ni son physique, ni son uniforme ne sont propres à retenir l’attention, certainement un choix délibéré de la production. La voix, sonore, bien projetée, manque de sex appeal, comme le tombeur prétentieux, sûr de son coup, fat. Stylistiquement, on cherche vain cette bella voce mozartienne. Le baryton australien James Roser nous vaut un Dulcamara exemplaire, sorte de Don Alfonso plébéien, manipulateur, aux récitatifs éloquents. Le charlatan avisé possède la faconde requise et trouve ici une de ses expressions les plus justes : de la stature, de la jovialité gourmande, il en impose, chic et drôle, sans trivialité ajoutée, avec l’esprit de Sesto Bruscantini, excusez du peu ! Virtuose de l’élocution syllabique, il se joue du débit rapide, marque de fabrique des ouvrages bouffes de Donizetti et de Rossini. Intégrée le plus souvent aux sopranos du chœur, Giannetta (Béatrice de Larragoïti ) se remarque d’emblée par sa présence dynamique et épanouie. Révélatrice de la disparition de l’oncle de Nemorino, cette brève intervention confirme ses qualités d’émission et ses talents de comédienne.
Une fort belle soirée, d’où l’on sort heureux après ce généreux partage.
(*) Tant la direction est propre à imposer un climat, à motiver intelligemment les musiciens, confiante tout en se montrant techniquement exigeante. Hier c’était une incertaine Carmen, confiée à un autre chef...