Avant que le rideau se lève, les interrogations prévalaient : avec ses arômes singuliers, son côté citronné, floral et terreux, le vin bourru – que Christophe Rizoud avait dégusté à Rennes, puis Catherine Jordy à Nantes – avait-il gagné en finesse, en légèreté souriante pour réjouir le public nancéen ? Si la mise en scène – qui a évolué en fonction ses conditions nouvelles – et la direction musicale demeurent, la distribution en est totalement renouvelée.
Qu’apporte le regard adapté de la mise en scène de David Lescot ? L’agitation brouillonne qui prévaut sur le plateau, avant même les premières notes du prélude, laisse circonspect. D’autant que la transposition (des ouvriers agricoles s’affairant dans une exploitation de maïs) n’enrichit pas le livret. Autant le premier acte nous laisse sur notre faim, autant le second nous réconcilie. Encore que l’on peine à comprendre la mutation des humbles travailleurs en élégants bourgeois. Il en va de même pour Nemorino, qui endosse alors un complet de belle facture, qui jure avec sa condition misérable. Oublions. Cependant, l’invention des costumes de Mariane Delayre mérite d’être soulignée. Ainsi, le tableau des femmes faisant le siège du soupirant est-il particulièrement réussi. La direction d’acteurs est soignée, sans toujours éviter des gags qui tombent à plat, des outrances (l’ivresse des soldats, le couple saphique…) qui trahissent la finesse souriante de l‘ouvrage. L’ingénieux usage d’un tapis roulant s’avère une heureuse surprise.
Chloé Dufresne connaît son Elisir d’amore, pour l’avoir dirigé plus que toute autre production. Elle s’en est appropriée tous les ressorts. La direction qu’elle imprime ce soir, dans une salle idéale pour ce type d’ouvrage, n’appelle que des louanges. La vitalité saine et raffinée de l’orchestre, dès le prélude, très retenu, qui chante avec distinction et sensibilité réjouit. Elle prend son temps, pour mieux accuser les contrastes suivants, les rythmes trépidants, toujours élégants, alternant avec les épanchements. L’attention au chant, les équilibres internes à l’orchestre, la balance avec le plateau sont un modèle. C’est certainement un des plus beaux Donizetti qu’il nous ait été donné d’entendre, servi par une formation dont la grâce, la légèreté, les couleurs (les bois tout particulièrement, avec des soli admirables, clarinette, basson…) nous valent un constant bonheur. A signaler cependant un piano-forte bien plat, dépourvu d’esprit pour les premiers récitatifs, qui se fera plus présent dans le dialogue entre Adina et Dulcamara. Par-delà son chant, impeccable, il faut féliciter le chœur, acteur à part entière, l’activité individuelle de chacun des chanteurs constituant un élément essentiel de l’action dramatique.
Si elles ne sont pas sans risque, les prises de rôle, ici pour chacune et chacun, ont l’avantage de nécessiter un engagement exceptionnel. Le couple central rallie tous les suffrages. Rocio Pérez nous avait valu une Norina extraordinaire (Metz, 2017). Entre temps elle s’est frottée avec succès au plus large répertoire. L’Adina dont elle s’empare ce soir confirme ses éminentes qualités belcantistes. Elle possède le format vocal et physique idéal. Sa première cavatine (« le beau Tristan »), chantée du fond de scène est prometteuse. L’émission, corsée et piquante, correspond idéalement à la coquette sûre d’elle-même, rêveuse, piquante, provocatrice, attendrie, toutes les expressions sont justes. Le tempérament est indéniable, et la virtuosité, toujours au service de la caractérisation. Le feu d’artifice final est un grand moment de bonheur partagé par les artistes, comme par la salle. Autre prise de rôle, le Nemorino de Matteo Desole est une authentique révélation. La jeunesse adolescente, la naïveté sincère sont traduites avec une voix de grande classe : timbre, conduite de la ligne, technique, style, tout est là. De surcroît son jeu impressionne, ni benêt, ni mièvre, d’un engagement absolu. Si sa cavatine d’entrée demeure timide – mais le rôle ne l’exige-t-il pas ? – la progression sera constante, avec l’attendue romance « Una furtiva lagrima ». L’homogénéité des registres, la longueur de voix, la couleur, les demi-teintes, les piani, c’est un régal où l’émotion se conjugue avec la vérité dramatique. Rarement le personnage aura été aussi bien servi, touchant dans sa fragilité et ardent dans sa passion déchirante. L’émotion est bien là. Mikhail Timoshenko campe un Belcore fat, qui se donne fière allure. La voix est sûre, sonore, les vocalises du « Come Parride vezzosa » irréprochables, le duetto où il engage Nemorino contre vingt écus est juste, et la déconvenue du sergent vaniteux, mauvais perdant, berné par Adina, convaincante. Dulcamara est confié à Patrick Bolleire, toujours aussi impressionnant par sa stature et son autorité vocale. Sa faconde roublarde, désopilante, le buffo donizettien sont servis par les moyens que l’on connaît. La voix est riche, longue, souple et le jeu pleinement convaincant, truculent. De sa cavatine « Udite, udite, o rustici » au mot de la fin, c’est un bonheur que chacune de ses interventions, la barcarolle avec Adina tout particulièrement. Manon Lamaison nous vaut une Gianetta charmante, vive, et ses interventions avec le chœur, puis avec les femmes sont un bonheur. Les nombreux ensembles, duos, trios, quatuors se remarquent par la qualité de leur mise en place, de leur expression individualisée, et de leur équilibre. Mieux qu’un sans-faute, une réalisation exemplaire due à une équipe complice, de haut-vol, dont on garde un souvenir ébloui. L’adhésion du public ira croissante, pour s’achever sur de longues et chaleureuse ovations, méritées.