On se souvient que la mise en scène de Katie Mitchell avait fait grand bruit lors de sa création à Londres en 2016. Était-ce parce que certains affirmaient alors que la metteuse en scène portait sur Lucia di Lamermoor un regard trop féministe, voire idéologique ? Ou bien était-ce parce qu’elle convoquait sur le plateau des éléments relevant de la sphère basse du corps humain : une fausse couche, une baignoire, des toilettes ? En tout cas, cette troisième reprise à l’Opéra d’Athènes, co-producteur du spectacle dès sa création, apparaît comme une réussite incontestable, d’une cohérence et d’une efficacité dramaturgiques redoutables.
L’ambition première de Katie Mitchell est de représenter sur scène ce qui n’apparaît qu’en creux dans le livret de Salvadore Cammarano : ce qui se joue hors-scène (le meurtre d’Arturo), ce qui n’existe que dans le discours des personnages (les apparitions spectrales) ou ce qui ne se dit pas (comment Lucia devient-elle folle ?). Tout au long de la représentation, la scène est divisée en deux, représentant des pièces réellement adjacentes (la chambre et la salle de bain de Lucia au début de l’acte II) ou éloignées (un caveau à gauche et à droite une garde-robe au premier acte). Très souvent, la metteuse en scène choisit de partager le plateau entre l’action principale d’un côté, et de l’autre une action muette qui anticipe l’action principale ou entre en résonance avec elle. On voit par exemple les sbires d’Enrico fouiller la garde-robe de Lucia à la recherche d’une preuve, tandis que Lucia et Edgardo chantent leur amour dans l’espace scénique d’à côté ; on voit également entrer Edgardo par la fenêtre bien avant qu’il ne surgisse dans la salle où se déroule la signature du contrat de mariage ; plus marquant encore, le meurtre d’Arturo est représenté dans la chambre de Lucia pendant que les invités festoient dans une autre salle. À chaque fois, ces scènes secondaires (qui peuvent s’ériger en scène principale, comme dans le cas du meurtre) ont une fonction dramaturgique précise : comme dans un film, où le montage ménage des effets de suspense par l’alternance dans une même séquence de plans situés dans des lieux séparés, elles stimulent l’imagination du spectateur et le placent dans un état de tension et d’attente.

La scénographie, signée Vicki Mortimer, est d’un réalisme jusqu’au-boutiste et semble tout droit sortie du studio de tournage d’un film historique. En témoigne le soin apporté à la réalisation du caveau, dont émanent des réminiscences lugubres du Moine de Lewis. Si l’on en croit les costumes soignés de la même Vicki Mortimer, l’action se situe plutôt au milieu du XIXe siècle, dans une Angleterre corsetée par la morale victorienne. Dans ce contexte, le personnage de Lucia apparaît d’autant plus isolé et réprimé que sa servante Alisa est la seule femme qui la suit tout au long de l’action. Katie Mitchell choisit en effet de travestir les choristes féminines et Lucia se retrouve ainsi exclusivement entourée d’hommes. Un puissant lien de sororité réunit les deux femmes : elles s’habillent et se déshabillent l’une et l’autre pour se travestir au premier acte, puis tuent Arturo ensemble. Comme la servante de Judith décapitant Holopherne, Alisa étouffe l’époux de Lucia pendant que celle-ci le frappe de coups de couteau répétés. Deux autres femmes apparaissent cependant sur le plateau, mais elles ne sont visibles que par Lucia : la jeune ancêtre de la famille des Lamermoor assassinée par un homme de la maison d’Edgardo, citée dans le livret dès le premier air de Lucia, mais aussi la mère d’Enrico et Lucia, également évoquée dans un dialogue. Leur présence fantomatique, lente et angoissante, accompagne Lucia tout au long de l’œuvre et elles ressurgissent dans la scène de la folie, rejointes par Edgardo dans le délire hallucinatoire de Lucia. Ce délire naît d’ailleurs autant du traumatisme du meurtre, suite au mariage forcé, que d’une fausse couche qui accable Lucia : c’est comme si son corps se détruisait de lui-même après toutes les violences que son frère et les autres hommes de son entourage lui ont fait subir. Le sang qui macule sa chemise de nuit blanche n’est donc pas celui de son époux assassiné, comme on a l’habitude de le représenter, mais son propre sang, rejet ignoble de son corps tourmenté.
Cette mise en scène, reprise ici par Robin Tebbutt, se démarque par sa fluidité, l’acuité de sa direction d’acteur et un sens de la précision temporelle qui est la marque de fabrique de la metteuse en scène britannique (surtout dans ses pièces de théâtre filmée, où tout est réglé au millimètre) : après avoir répandu dans sa baignoire les lettres d’Edgardo, Lucia y plonge pour s’y trancher les veines. Edgardo survient, chante son air déchirant et répète le geste suicidaire de Lucia : au même moment, l’eau, qui coulait dans la baignoire depuis le début de la scène, déborde. Cet épanchement d’eau apparaît comme une métaphore tragique de la mort des deux amants, qui se sont échangés des mots d’amour près d’une fontaine à l’acte I, et une traduction scénique de l’émotion du spectateur, débordé par l’émotion devant le destin tragique de Lucia et Edgardo.

La salle de l’Opéra national de Grèce, située dans le Centre culturel de la fondation Stávros-Niárchos, bénéficie d’une acoustique exceptionnelle. Alors qu’au dixième rang du parterre de l’Opéra Bastille, on a l’impression que l’orchestre joue dans la pièce d’à côté, la présence sonore de l’orchestre dans la salle d’Athènes est d’un équilibre et d’une netteté rarement égalés. Il faut dire que l’Orchestre de l’Opéra national de Grèce est particulièrement bien dirigé par Lukas Karytinos : l’équilibre avec les chanteurs est toujours maintenu avec beaucoup d’attention et le chef soutient les interprètes dans leurs choix de tempo, de variations ou d’interpolations. L’orchestration de Donizetti n’est peut-être pas ce que le répertoire opératique comprend de plus sophistiqué, mais Lukas Karytinos révèle l’efficacité dramaturgique des choix du compositeur et met en valeur les alliages de timbres évocateurs qui apparaissent en plusieurs endroits de la partition. Le solo de harpe ouvrant la scène de la fontaine est par exemple d’une plasticité miraculeuse, le pincement doux des cordes se détachant comme des gouttes d’eau dans le roulis des vents et des cordes. Si on regrettera toujours la substitution de la flûte à l’harmonica de verre dans la scène de la folie, on relèvera la richesse et la clarté sonores que nous offrent toute la petite harmonie, les cors et les pupitres de cordes.
Alors que la suite des représentations afficheront une distribution entièrement constituée de chanteurs grecs, des interprètes de renommée internationale ont été invités pour les deux rôles principaux à l’occasion des premières dates de cette reprise. Jessica Pratt est une Lucia de référence dans le paysage lyrique actuel et c’est un rôle qu’elle a incarné sur de nombreuses scènes, y compris au Théâtre des Champs-Élysées dans une version de concert en 2017. Huit ans plus tard, la chanteuse offre au public athénien un portrait approfondi et parfaitement maîtrisé de la jeune fille écossaise. La technique est impeccable, permettant à la soprano d’offrir des trilles, des aigus interpolés du meilleur effet et une ligne musicale d’une grande délicatesse. La voix a quelque chose de marmoréen, et puisque nous sommes à Athènes, on pourrait même dire quelque chose d’apollinien. Mais c’est ici qu’entrent en jeu les goûts de chacun, toujours un peu mystérieux : il manque selon nous quelque chose de frémissant, d’abandonné, pour que le portrait soit vraiment émouvant et complet. La chanteuse est pourtant scéniquement parfaitement convaincante, plongeant dans le rôle avec une grande sincérité, mais on frissonne plus devant l’exploit vocal et les aigus brillants que devant le destin de Lucia.

À ses côtés, Ismaël Jordi reprend le rôle d’Edgardo qu’il avait déjà fréquenté dans cette production à Londres en 2017. Le ténor espagnol présente une voix souple, d’une belle tenue, avec des phrasés et des nuances de la plus belle eau. Son air final, une des inspirations mélodiques les plus merveilleuses de Donizetti, est particulièrement réussi : son art des demi-teintes colorent la ligne vocale dès son entrée, emportant l’auditeur dans son vertige désespéré. Le rôle d’Enrico est quant à lui tenu par un chanteur grec qu’on a pu récemment entendre en Giorgio Germont à Rennes et à Angers : Dyonisios Sourbis. Le vibratello très présent rappelle lointainement Giorgio Zancanaro et la voix impressionne par son mordant et son autorité. Le baryton fait particulièrement mouche dans son air d’entrée, où il lance plusieurs aigus qui assoient glorieusement l’autorité du personnage.
Le reste de la distribution, entièrement grecque, n’appelle que des éloges : Petros Magoulas est un Raimondo robuste, impressionnant de mesure. La voix a de légères aspérités charbonneuses, mais cela caractérise très justement le personnage. Yannis Kalyvas a ce qu’il faut d’éclat et de métal dans la voix pour donner à Arturo son côté rustre, qui s’oppose au timbre plus doux de son rival Edgardo. En Alisa, Eleni Voudouraki a peu d’interventions chantées, mais s’impose par une présence sensible tout au long de la représentation. Enfin, on aimerait pouvoir entendre plus longuement le jeune Manos Kokkonis, à qui revient le bref rôle de Normanno, tant cette voix lyrique de ténor séduit par ses couleurs et son phrasé délicat.
Le Chœur de l’Opéra national de Grèce, par son italien précis et son homogénéité de timbre, contribue à la réussite de la représentation. Outre l’excellence globale de la réalisation scénique, la qualité de la distribution nous donne envie de découvrir ce que les titulaires grecs des deux rôles principaux, Vassiliki Karayanni et Yannis Christopoulos, auront à offrir dans cette production au cours des prochaines représentations. Et qu’on aimerait avoir une grande salle à l’acoustique semblable à Paris !