Il faut croire qu’elle a fait ses preuves, cette mise en scène de Lucia di Lammermoor, car on en donnait au Deutsche Oper de Berlin la 154e représentation depuis la première en décembre 1980. Dire toutefois que la proposition de Filippo Sanjust n’a pas pris une ride n’aurait ici pas de sens car c’est justement le propos du metteur en scène et costumier italien, mort en 1992 à 67 ans, que de montrer comment on mettait un opéra en scène autrefois, il y a bien longtemps. C’est-à-dire à une époque où les metteurs en scène en tant que tels n’avaient pas vraiment de raisons d’être dans les maisons d’opéra où, en général, c’était la même personne, souvent le directeur lui-même, qui donnait ses directives pour l’ensemble des pièces de la saison. Mais pour être plus précis et donner du sens à ce que veut nous montrer Sanjust, les notes d’intention de cette Lucia nous sont d’une aide précieuse. En effet, nous assistons ce soir à une représentation dont une des spectatrices n’est autre que… Emma Bovary. Nous voici plus précisément renvoyés au chapitre 15 de la deuxième partie de Madame Bovary qui commence ainsi : « La foule stationnait contre le mur (…). A l’angle des rues voisines, de gigantesques affiches répétaient en caractères baroques : Lucie de Lammermoor (…) ». Suit une description de la salle, de l’orchestre et, le rideau une fois levé, du décor et de l’action, avec, on le devine, une attention particulière de la part de l’héroïne de Flaubert à l’histoire d’amour qui « finit mal » entre Lucie et Edgard.
Ainsi faut-il comprendre ce que Filippo Sanjust projette de nous montrer. Nous allons tout voir au travers des yeux d’Emma. Le résultat est spectaculaire. Un double rideau ferme la scène et l’ouvrira pour chacun des 6 tableaux. Ce rideau, comme les décors qu’il découvre, fleure bon l’opéra d’antan, et pour cause. Des décors en carton-pâte, entièrement fidèles au livret (il y aura donc au total six décors différents), avec son lot de forêts, de fontaine jaillissante, de banquet, de cimetière, et de perspectives en trompe-l’œil. Et puis tout ce qui va avec, à savoir des costumes qui sont une copie exactement conforme à ceux de l’époque de Walter Scott (c’est le même Filippo Sanjust qui signe les décors et les costumes).
© Bettina Stöβ
Et enfin le jeu d’acteurs, si tant est que l’on puisse évoquer cela. Les personnages ne sont pas vraiment mis en scène, leurs gestes et déplacements sont minimalistes et convenus, souvent ils se campent devant la scène, au bord d’une rangée de photophores, pour entamer qui leur air, qui leur duo. A cet égard, le sextuor du quatrième tableau est un modèle du genre : tous les choristes et les chanteurs ne bougent pas d’un iota pendant les sept minutes que dure cet ensemble.
Expérience curieuse mais qui a au moins le mérite de démontrer qu’aujourd’hui faire appel à un metteur en scène, cela a du sens !
La soirée nous permet de découvrir une nouvelle Lucia : l’Espagnole Serena Sáenz, lauréate de trois prix au concours Opéralia 2022 à Riga, a fait récemment ses débuts en Marie (La fille du régiment) à Munich. L’impression est très favorable. La voix parfois encore ténue et manquant de muscle dans le milieu de gamme, fait preuve d’un ambitus remarquable. L’aigu est franc et distingué, les suraigus filés sont impeccables, la scène de la folie est une réussite. Pour que l’émotion se communique davantage, il faudra donner plus d’entrain aux scènes dramatiques : les tempi étaient excessivement ralentis, ce qui a aussi permis à Serena Sáenz de négocier les innombrables obstacles sans encombre.
C’est Andrei Danilov qui est Edgardo. Ce membre de la troupe du Deutsche Oper, récemment des Grieux à Turin, peine à trouver le ton juste au premier tableau. Le reste de la partie est de meilleure facture, même si le timbre ne nous a pas impressionné par sa noblesse. Belle scène conclusive en revanche. Les autres rôles sont également tenus par des membres de la troupe. Le baryton américain Dean Murphy est un Enrico retors à souhait, Kangyoon Shine Lee ne nous convainc qu’à moitié dans un emploi (Arturo) il est vrai assez falot. Les seconds rôles (Gerard Farreras en Raimondo, Ariana Manganello en Alisa et Jörg Schörner en Normanno) complètent sans faiblesse la distribution. L’orchestre et les chœurs du Deutsche Oper sont dirigés par Matteo Beltrami, très soucieux de la coordination entre la fosse et la scène. Les deux solos (harpe et flûte) ont été formidablement rendus et très bien coordonnés avec la scène par la baguette du chef. On notera par exemple la belle complicité entre Lucia et la flûte dans la première partie de la scène de la folie.