Soirée mouvementée pour cette première de Lucie de Lammermoor, la version française de Lucia créée au Théâtre de la Renaissance en 1839. L’actualité a sinistrement rejoint la fiction : quelques heures avant le lever de rideau sur le destin tragique de Lucie, la police italienne annonçait la découverte du corps d’une jeune femme disparue, probablement assassinée. Francesco Micheli, le directeur artistique du festival Donizetti, prend la parole pour lui dédier la représentation, et on mesurera à la fin combien la mise en scène de Jacopo Spirei entre en résonance avec cette actualité. Pour lui, la violence que subit Lucie est la violence institutionnelle que subissent toutes les femmes, même si son statut de sœur du chef de clan la préserve d’être de celles que les chasseurs, pendant le chœur initial – chanté avec une violence qui paraît excessive avant qu’on ne comprenne qu’elle soutient l’action scénique – traquent, violentent, tourmentent et dont on découvrira les corps abandonnés dans la forêt à la fin de l’opéra.
La cohérence du propos est indéniable ; sa pertinence l’est-elle autant ? On comprend l’intention démonstrative, mais elle aboutit à présenter implicitement la mort de Lucie comme un assassinat, ce qui force quelque peu les données du livret. Sans doute la horde de brutes qui gravitent autour d’un sadique, le frère de Lucie, est capable de tout, la dernière scène le démontrera, mais elle n’a pas tué Lucie. Ce frère odieux est le premier responsable du destin déplorable de Lucie parce qu’en tant que femme elle est soumise à son autorité et ne peut se soustraire à la torture morale qu’il lui inflige. Biaiser les faits pour qu’ils coïncident avec une thèse aboutit à l’affaiblir.
Sur le plan du spectacle, certaines options ont paru problématiques, pour les costumes et le décor. Passons sur le blouson de cuir et le jean qui donnent à Edgard l’air de s’être échappé de West Side Story, mais pourquoi Lucie est-elle si mal fagotée ? Est-ce le deuil de sa mère qui lui a ôté le désir de plaire, alors que les autres femmes du clan auront des tenues colorées et chatoyantes ? Ce qui relance l’interrogation : ces parures sont-elles la preuve de leur vie facile et agréable ou la preuve de leur dépendance envers des hommes dont elles sont les trophées ? Ces mondains policés sont-ils, en meute, des bêtes enragées ?
Quant au décor, il est la plupart du temps formé des plusieurs toiles peintes qui représentent une forêt, des découpages permettant de créer l’illusion de la profondeur et autorisant des mouvements scéniques ; faut-il voir dans cet environnement naturel le cadre adéquat pour la sauvagerie des hommes ? On peine à comprendre en revanche l’installation du dernier acte ; passe pour la présence à jardin en fond de scène des cadavres de femmes amoncelés, mais pourquoi cette carcasse de voiture incendiée ? On est censé se trouver au cimetière privé de la noble famille d’Edgard, que la famille d’Henry a usurpé, et on nous montre la zone. Est-ce pour illustrer la décadence qu’Henry espérait enrayer par le mariage de Lucie ? Ou pour en rajouter dans l’abjection ?
Cependant revenons aux aléas du spectacle vivant ; après avoir fait part au public de la triste nouvelle qui confirme un nouveau féminicide, Francesco Micheli en rajoute : en dépit d’une indisposition persistante, Caterina Sala interprètera le rôle-titre. Malheureusement, après l’entracte il reviendra une nouvelle fois pour annoncer que la mort dans l’âme elle doit se résigner à mimer le rôle, plusieurs accidents survenus durant les deux premiers actes l’ayant convaincue qu’elle ne pourrait mener à bien l’épreuve de la scène de la folie. En bord de scène, à jardin, Vittoriana De Amicis viendra sauver la représentation en interprétant le troisième acte derrière un pupitre. La voix est haute, bien menée, techniquement bien préparée, et la sensibilité est juste. Il nous semble même, parce que le rôle de Lucie est plus aigu que celui de Lucia, que la voix est davantage celle du rôle, mais Pierre Dumoussaud nous dira combien la voix de Caterina Sala est dans les conditions normales aussi cristalline que nécessaire.
En âme damnée du méchant frère, Gilbert est incarné par David Astorga qui prête au personnage les mimiques torves de qui a une inclination particulière pour la trahison, voire pour l’assassinat. La voix, solide et puissante, sait se faire assez insinuante pour ce personnage sans scrupules. La basse Roberto Lorenzi a des attitudes déconcertantes – quand il s’assied par terre – pour un pasteur mais l’important est qu’il a les notes du rôle. Pour eux deux la prononciation du français est perfectible même si elle n’est pas catastrophique. Il est vrai que l’articulation et la diction de Julien Henric sont impeccables ; sa voix est bien posée et bien projetée et sa prestance physique a fait dire à quelques dames qu’à la place de Lucie elles n’auraient pas fait un drame de se le voir imposer comme partenaire. Dans le commerce des sentiments, la séduction que le chanteur apporte au personnage rend d’autant plus évidente la sincérité et la force de l’attachement de Lucie pour Edgard. Ce rôle est échu à Patrick Kabongo, ténor dont nous apprécions depuis plusieurs années les interprétations rossiniennes et la persévérance sur la voie qu’il s’est choisie, à l’instar de son modèle John Osborn, c’est-à-dire chanter avec sa voix naturelle, sans chercher à la grossir ou à l’ assombrir artificiellement, et faire un sort aux ornements et aux nuances grâce à son bagage technique. Peut-être habitués à des voix plus sonores, certains ont trouvé que le rôle excédait ses moyens. Sans doute il est des voix plus grandes, mais celle de ce ténor court bien et la balance est maintenue entre le souci d’élégance qui est encore la marque de ce répertoire et l’énergie nécessaire aux affrontements. Cette interprétation particulièrement nuancée nous a séduit. L’obstacle à son bonheur, ce frère monstrueux d’égoïsme qui continue de faire vivre la haine héréditaire, a reçu de Vito Priante une charge d’énergie vocale et scénique qui n’a connu aucune baisse et a maintenu le personnage sur les cimes de l’antipathie, dans un français de bonne qualité.
Dans la fosse, l’orchestre Gli Originali qui joue sur instruments d’époque. A leur tête Pierre Dumoussaud fait un parcours sans faute : sa direction est inlassablement précise, énergique et sensible, lumineuse, nuancée, exempte de toute boursouflure, de tout empois, et scrupuleusement à l’appui des chanteurs. C’est suffisamment rare pour qu’on dise bien haut tout le bonheur qu’elle nous a donné.
NB : Diffusé sur Donizetti Opera Tube du 26 novembre