Anna Bolena la saison dernière, cette saison-ci Maria Stuarda, la saison prochaine Roberto Devereux, le Grand Théâtre de Genève a décidé d’offir la trilogie Tudor de Donizetti en trois ans, ambitieux projet servi par la même équipe artistique, Mariame Clément et Julia Hansen pour les mises en scène et scénographie, Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac pour les rôles féminins principaux et Edgardo Rocha pour les rôles de ténor.
Elsa Dreisig, Stéphanie d’Oustrac et Edgardo Rocha © Monica Rittershaus
C’est Elsa Dreisig, soprano, qui chantait le rôle d’Anna Bolena dans la production 2021, tandis que Stéphanie d’Oustrac, mezzo-soprano, chantait celui de Giovanna Seymour. La répartition entre soprano 1 et soprano 2 était celle voulue par Donizetti. Avant de revenir à cette tradition pour Roberto Devereux, les deux chanteuses ont choisi cette fois-ci d’inverser la proposition : c’est Elsa Dreisig qui chante le rôle d’Elisabetta, prévu pour un soprano 2, tandis que celui de Maria Stuarda, où s’illustrèrent les Beverly Sills, Edita Gruberova, Joan Sutherland ou Montserrat Caballé, toutes sopranos aux voix aériennes, est chanté dans cette production par le vrai mezzo qu’est Stéphanie d’Oustrac. C’est un défi, évidemment.
Stéphanie d’Oustrac et Elsa Dreisig © Magali Dougados
Commençons par le positif : visuellement c’est une très belle production. Il y a de la poésie dans cette scénographie, conçue comme une manière d’installation forestière. Par un système de plateaux glissants, on évolue des appartements d’Elisabetta, ouverts sur de vastes perspectives de frondaisons, qui selon les moments passeront d’ambiances froides à d’autres rougeoyantes et automnales, au parc du château de Fotheringay, séjour où Maria Stuarda demeure recluse, et alors un petit bois apparaît sur scène, bucolique et frais. C’est là qu’on verra surgir les chasseurs accompagnant la Reine d’Angleterre venue visiter celle de France et d’Ecosse. Un grand cadre de scène bleu (le même que pour Anna Bolena) enferme l’action et la met à distance en la théâtralisant.
C’est Julia Hansen qui a dessiné ces espaces, que magnifient les éclairages délicats d’Ulrik Gad. L’esprit est le même que celui d’Anna Bolena. L’alter ego de Mariame Clément est aussi l’autrice des costumes des chœurs, résolument Tudor, privilégiant un noir élégant, tous de grande allure.
Les deux Reines sont un peu moins gâtées : Elisabetta, vue comme résolument masculine, ou cherchant à s’affirmer (elle succède à Henry VIII), est dotée d’abord d’une sorte de redingote dorée dont les pans font penser aux élytres d’un insecte, puis d’une chasuble ajustée, sur des pantalons genre treillis, à quoi sera bientôt ajoutée une cuirasse. Sa coiffure, une manière de casque de cheveux blonds d’executive woman, achève de la durcir, selon le principe que « la femme est un homme de pouvoir comme les autres », comme le dit le programme de salle.
Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig et la petite Agathe Liechti © Monika Rittershaus
L’Elisabeth 1ère de l‘imagerie traditionnelle apparaît sous l’aspect de deux figurantes, d’abord en petite jeune fille, puis telle que l’iconographie de la « reine vierge » l’a fixée à jamais, vaste front, visage plâtré, robe à vertugadin.
Quant à Maria Stuarda, vue d’abord dans une robe quasi de pauvresse, puis enveloppée dans un plaid évidemment écossais, elle ira à la mort dans une liliale longue chemise de condamnée ou de sainte, d’ailleurs très belle.
Le chœur, comme toujours à Genève, est absolument merveilleux, précis, rond, équilibré, ample, magistralement mis en place par Alan Woodbridge. De surcroît, il est demandé aux membres du Chœur du Grand Théâtre de danser au cours des premières scènes une noble chorégraphie de danses de cour (parfois bizarrement entrecoupées de mouvements chaloupés pour bal du samedi soir…). Ils s’en acquittent honorablement.
Quant à la mise en scène proprement dite, elle est d’un sage classicisme, un peu statique même, soignant de belles images et attentive à une sobre direction d’acteurs. Tout cela est élégant, modéré, vaguement languide.
L’inversion des voix
Revenons-en à ce parti pris d’inverser la répartition vocale. Il est très compréhensible que la gageure en ait été tentée. Pour voir ce que ça donnerait… Ce qui est curieux, c’est d’avoir persévéré.
On peut imaginer que Donizetti, voulant souligner quelle femme de pouvoir est Elisabetta, cruelle et cynique, avait choisi à dessein pour elle une voix plus lourde, plus ample, on allait écrire plus mâle… Et en somme c’est bien ainsi que la metteuse en scène la dessine.
Tandis que la douloureuse Maria Stuarda, recluse puis condamnée, chante éperdument sa douleur, dans les hauteurs de la tessiture de soprano, comme toutes les malheureuses victimes d’à peu près tous les opéras de la création.
Double caractérisation vocale qui est en somme l’esprit même du bel canto.
Stéphanie d’Oustrac © Magali Dougados
Stéphanie d’Oustrac, dont le parcours s’est d’abord épanoui dans le baroque, aborde déjà depuis quelque temps d’autres répertoires, de Charlotte à Concepción, en passant par Rosina et Béatrice, sans oublier sa Carmen, maintes fois reprise. Giovanna Seymour avait été sa première approche du répertoire belcantiste, qui avait presque convaincu l’un de nos amis.
Elle prête à Maria Stuarda des accents émouvants, une sincérité dans l’expression et une noblesse en scène, une fierté douloureuse qui touchent au cœur. Mais ce qu’on entend n’a pas grand chose à voir avec le rôle tel qu’il est écrit musicalement. On s’étonne parfois de sons très étranges, notamment au début de seconde partie, comme si la chanteuse était obligée de prendre une octave plus bas des notes qu’elle ne peut atteindre dans le haut, et qui du coup deviennent trop basses. Des sons de gorge, une intonation souvent indécise, des vocalises pour le moins raides… L’auditeur est mal à l’aise lui aussi.
Elsa Dreisig © Monika Rittershaus
Dans le rôle d’Elisabetta, Elsa Dreisig qui est un vrai soprano est certes moins en difficulté. La tessiture de la reine d’Angleterre descend jusqu’au do, ce qui est parfaitement dans ses cordes, mais on a parfois le sentiment que la chanteuse s’épuise à rester constamment dans le bas de sa voix. On ne peut lui dénier une conduite vocale soignée, un legato attentif et une belle tenue. En revanche son personnage ne sort guère d’une froideur qui garde tout sous contrôle et l’italianitá n’est à l’évidence pas dans ses gènes.
Remarquons qu’elle semble vocalement plus libre dès qu’elle est en duo avec Eduardo Rocha et que leur deux voix se marient très heureusement. Les galipettes que la mise en scène leur demande sur le petit bureau royal (équipé d’un téléphone blanc, allez savoir pourquoi) de même que les caresses très appuyées que le ténor prodigue à la reine d’une main plongeant profond dans ses knickerbockers sont un peu gênantes, mais pas pour le chant.
Le rôle de Leicester est un peu ingrat : il est le jouet des deux reines qui le manipulent et l’utilisent et il n’a jamais d’air en solo, il est toujours en duo avec l’une ou l’autre ou inséré dans les ensembles. Il n’empêche que cela suffit à Eduardo Rocha pour faire remarquer la clarté, la projection d’une voix de ténor très lumineuse et une belle musicalité, en plus d’un élan juvénile. Les voix graves ont peu de place pour briller, néanmoins Nicola Ulivieri (Talbot) et Simone Del Savio (Lord Cecil) s’acquittent honorablement de leur tâche. On remarque notamment la belle entrée de Simone Del Savio dans le trio du troisième acte.
Maria Stuarda avec son fils, futur Jacques VI (le petit Isaac Liechti) © Magali Dougados
Il y a deux grands moments dans la partition. Le premier, c’est le duel des deux reines à la fin du premier acte, – et c’est avec une puissance dramatique foudroyante que d’Oustrac, dont les talents de comédienne, et son goût pour cela, sont évidents, lancera son terrible « Figlia impura di Bolena » à Elisabetta, insulte qui la conduira au billot sans coup férir. Le second, c’est le final du II, avec notamment la prière de Maria Stuarda, grand pièce à variations, où la voix, en principe légère, de la reine condamnée doit voltiger au dessus du chœur (on en sera frustré) et l’ultime air « Ah ! se un giorno da questa ritorte » où, quel que soit l’engagement affectif de Stéphanie d’Oustrac, manquera une part de fragilité et de spiritualité.
La direction d’Andrea Sanguineti à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande est particulièrement soucieuse d’aider les deux chanteuses. La discrétion est une qualité et on ne peut manquer de remarquer les mille précautions qu’il prend pour ne jamais les couvrir. La rançon de cette discrétion est un manque certain d’élan, de poigne, de dynamique et de dramatisme. Le début du premier acte est terriblement languissant, et d’ailleurs dès l’ouverture les choses avaient mal démarré : pourquoi montrer en une image figée la scène de la décapitation, puis refermer le rideau, puis étirer une interminable transition à l’orchestre le temps de réajuster la scène.
Si le chef est en principe le premier maître à bord, tout de suite s’insinue le pressentiment que les deux metteuses en scène ont pris la barre et ne la rendront pas…
Elsa Dreisig, Edgardo Rocha & Stéphanie D’Oustrac © Monica Rittershaus